Grand Soir — Wikipédia
Le Grand Soir est un chiliasme qui désigne le jour de la révolution sociale.
Sens de l'expression
[modifier | modifier le code]La phrase désigne donc un chamboulement révolutionnaire qui détruit l'ancien monde et permet d'en créer un nouveau[1], en renversant à la fois le système capitaliste et les normes sociales en vigueur[2]. Cette croyance millénariste en l'éclosion d'un monde régénéré grâce à la révolution sociale est caractéristique de la mythologie libertaire qui se forme alors, une vision insurrectionnelle qui influencera les syndicalistes révolutionnaires[3],[4].
Histoire
[modifier | modifier le code]Grand Jour
[modifier | modifier le code]L'idée d'un Grand Jour de la révolution ou « Grand Jour du peuple », fondé sur le Grand Jour de l'Apocalypse, naît dès la Révolution française[5].
À la fin du XIXe siècle, les ouvriers, révoltés par des conditions de vie souvent misérables et par l'exploitation dont ils sont victimes (en raison, notamment, de leurs conditions de travail), rêvent d'un « Grand Jour »[1], une révolution violente et radicale qui changerait l'ordre des choses et permettrait la mise en place d'une société harmonieuse. L'idée est d'abord relayée par la presse anarchiste, puis devient un mythe fondateur partagé par une grande partie des classes populaires et ouvrières, surtout après la Commune de Paris qui donne le sentiment d'une révolution imminente[4].
Création de l'expression
[modifier | modifier le code]En [1], lors du procès de la Bande noire de Montceau-les-Mines, le terme de Grand Soir apparait pour la première fois dans le champ politique et social. Le président du tribunal de Riom interroge l'un des inculpés au sujet d'une lettre de Jean-Baptiste Dumay : « On a saisi chez vous des lettres d'un agitateur vous recommandant d'être énergique, parce que le grand soir approchait. Que voulait dire cette phrase ? »[6]. C'est la première utilisation attestée de l'expression du Grand Soir à l'écrit, et on ne sait pas exactement où elle trouve son origine. Étant donné qu'elle est utilisée par Dumay, elle pourrait trouver sa source dans les expériences de ce dernier, à la Commune du Creusot, lors des grèves de chez Schneider ou encore au sein de la Association internationale des travailleurs[5]. La formule est rapportée par Albert Bataille, le chroniqueur judiciaire du journal Le Figaro, qui écrit que « Le grand soir était (...) fixé au »[1],[5],[7]. Il ne lie pas encore la phrase aux anarchistes, mais à tous les révolutionnaires socialistes, estimant que les anarchistes sont seulement plus impatients dans leur attente du grand soir que les autres[5].
De à , le Grand Soir existe, mais les corpus anarchistes mentionnent plutôt un Grand Combat, ou un Grand Jour ou Grand Soulèvement, jamais un Grand Soir, pour faire référence à la révolution sociale[5]. Bataille l'utilise cependant à chaque fois qu'il couvre un procès anarchiste de à , au point que le terme devient « un mot-clé de l'imaginaire anarchiste »[5],[6]. La nature de l'événement est cependant très floue et relève de la théorie du complot : le journaliste voudrait qu'on attende un signal d'un soulèvement général, patronné par une organisation secrète et à la date et aux modalités inconnues[5]. En , Émile Zola parle de l'idée d'un « soir de triomphe » dans Germinal et le définit comme un mouvement de révolte spontanée[5].
Appropriation de l'expression par les révolutionnaires
[modifier | modifier le code]La première utilisation de la formule de « Grand Soir » par une autre personne que Bataille est par le poète et publiciste Jean Carrère en dans la revue La Plume[5]. C'est au cours de la décennie – que l'expression est reprise par les anarchistes seulement, tandis que les autres groupes socialistes se passent d'en faire un thème de propagande[5].
Dans les années à , des milieux étudiants et littéraires utilisent de plus en plus l'expression. Le terme s'introduit seulement en – dans les journaux anarchistes, à commencer par le journal Le Libertaire, et est répandu à partir de . Dans ces années, le Grand Soir est clairement vu comme un événement de destruction de la société bourgeoise. Il s'accompagne d'un changement d'image avec un « matin nouveau » qui doit suivre, dans une chronologie logique, avec une nouvelle société juste et harmonieuse[5].
Désillusions
[modifier | modifier le code]Au début du siècle, le syndicalisme s'implique dans la transformation de la société et se voit comme un organe de préparation de la révolution. En , l'Union sacrée rapproche la société et brise le rêve du Grand Soir[4]. Dans les années , le Grand Soir est vu sous un œil critique et ironique[5].
Dans les années , le concept de Grand Soir fait son retour dans les écrits socialistes et anarchistes[5].
En , Aurélie Carrier argue pour le rétablissement de la mythologie romantique du Grand Soir par les forces anarchistes[1].
Analyses
[modifier | modifier le code]Nécessité
[modifier | modifier le code]Mikhaïl Bakounine estime qu'« une liquidation générale est le préliminaire obligé de toute révolution », et l'historienne Aurélie Carrier ajoute que la catastrophe révolutionnaire est vue comme prérequis au changement de la société[4].
Critiques
[modifier | modifier le code]L'attente d'un Grand Soir est parfois vue comme retardant la révolution à venir, puisqu'elle s'accompagne souvent de refus de réformes qui visent à améliorer le capitalisme[4]. Il est également qualifié d'abstrait et de destruction radicale[5].
Presse
[modifier | modifier le code]- Le Grand Soir, revue socialiste révolutionnaire publiée à Arras de à (ISSN 2128-9727).
Notes et références
[modifier | modifier le code]- Yves Meunier, « Le Grand Soir, une mystification réactionnaire à l'origine d'un mythe révolutionnaire », sur paris-luttes.info, (consulté le ).
- « Le Grand Soir : signification et origine de l'expression », sur L'Internaute (consulté le ).
- Sophie Lhermitte, « Aurélie Carrier, Le Grand Soir : Voyage dans l'imaginaire révolutionnaire et libertaire de la Belle Époque, Paris, Libertalia, », sur hypothèses.org, Centre d'histoire du XIXe siècle, (consulté le ).
- « L'imaginaire libertaire du Grand Soir », sur Zones subversives, .
- Steenhuyse 1971.
- Dominique Kalifa, « Mélancolies du Grand Soir », Libération, .
- Tournier 1989, p. 91.
Voir aussi
[modifier | modifier le code]Bibliographie
[modifier | modifier le code]- Aurélie Carrier, Le Grand Soir : Voyage dans l’imaginaire révolutionnaire et libertaire de la Belle Époque, Paris, Libertalia, coll. « Ceux d'en bas » (no 9), , 241-XXIV p. (ISBN 978-2-37729-006-2, présentation en ligne).
- D. Steenhuyse, « Quelques jalons dans l'étude du thème du "Grand Soir" jusqu'en », Le Mouvement social, no 75 « “Non-conformistes” des années 90 », , p. 63–76 [lire sur Gallica] [lire sur JSTOR] (DOI 10.2307/3807338).
- Maurice Tournier, « « Le Grand Soir », un mythe de fin de siècle », Mots. Les Langages du politique, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, no 19 « Batailles de mots autour de », , p. 79–94 (DOI 10.3406/mots.1989.1467, lire en ligne).
- Maurice Tournier, « Du grand jour au grand soir », dans Propos d'étymologie sociale, vol. 1 : Des mots sur la grève, Lyon, ENS Éditions, coll. « Langages », , 291 p. (ISBN 2-84788-008-9 et 978-2-84788-428-9, DOI 10.4000/books.enseditions.1684), p. 211–236 [lire sur openedition.org] [lire sur Google Livres].
Liens externes
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