Guerre de Canudos — Wikipédia

Guerre de Canudos
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Le 40e bataillon d'infanterie, originaire de Pará, à Canudos en 1897 (photo Flávio de Barros).
Informations générales
Date
Lieu Bahia, Brésil
Issue Victoire des troupes fédérales et destruction de Canudos
Belligérants
Drapeau du Brésil États-Unis du Brésil Drapeau du Brésil Canudos
Commandants
• Cpt. Virgílio Pereira de Almeida
• Lt. Pires Ferreira
• Mjr. Febrônio de Brito
Col. Antônio Moreira César
• Gen. Arthur Oscar de Andrade Guimarães
Antônio Conselheiro
Forces en présence
12 000 soldats ~ 20 000 à 35 000 habitants
Pertes
~ 5 000 morts ~ 20 000 morts (combattants et civils)

Coordonnées 9° 57′ 50″ sud, 39° 09′ 50″ ouest
Géolocalisation sur la carte : Brésil
(Voir situation sur carte : Brésil)
Guerre de Canudos

La guerre de Canudos ou campagne de Canudos est un conflit armé survenu à la fin du XIXe siècle entre, d’une part, les troupes régulières de l'État de Bahia d’abord, de la république du Brésil ensuite, et d’autre part, un groupe de quelque 30 000 colons établis en communauté autonome dans un village fondé par eux dans le nord-est de Bahia près de l’ancienne ferme de Canudos, et rebaptisé Belo Monte.

Le fondateur de ladite communauté, Antônio Conselheiro, prophète millénariste ambulant, prêchait une morale d’abstinence et considérait la République tout juste proclamée comme création du Diable ; après un quart de siècle d’errance et de prédication dans les sertões du Nordeste brésilien, au cours desquels il acquit un grand prestige et fit de nombreux adeptes, il entra en rébellion ouverte et violente contre les autorités républicaines, et fut dès lors contraint de se sédentariser dans un lieu des plus écartés, entraînant avec lui ses disciples. La nouvelle colonie, composée d’habitations de fortune, connut une expansion rapide et compta bientôt plusieurs dizaines de milliers d’habitants ; sorte de théocratie, organisée autour de rites singuliers et, dans une certaine mesure, selon le principe collectiviste, la communauté vivait de son propre travail, — mettant en culture la fertile plaine alentour, vendant des peaux de chèvre, ou prêtant sa force de travail aux fermes environnantes —, mais aussi de dons offerts par la population sertanejo, admiratrice du prophète. Loin de fonctionner en vase clos, la colonie autorisait les allées et venues et s’interdisait nullement d’entretenir des relations commerciales et autres avec les villages et hameaux circonvoisins. S’y retrouvaient toutes les composantes sociales et anthropologiques de la population du sertão (avec certes une surreprésentation de noirs, dont nombre d’esclaves affranchis et anciens nègres marrons) et toutes les classes d’âge, y inclus de jeunes personnes blanches issues de familles respectées du littoral.

Les soupçons de conspiration monarchiste qui pesaient sur Canudos, et la menace que la communauté faisait planer sur la pérennité du système socio-politico-économique local du fait en particulier de l’exode massif de main-d’œuvre hors des grands domaines agricoles de la région (bien davantage que la supposée nuisance que représentaient les jagunços, éléments armés de la communauté, accusés à tort de vols de bétail et de déprédations), portèrent le pouvoir politique à intervenir militairement. Qu’il ne fallut pas moins de quatre expéditions pour venir à bout des Canudenses s’explique par un ensemble d’erreurs tactiques et stratégiques commises à répétition par les forces régulières : méconnaissance du terrain, sous-estimation de l’adversaire, structure de commandement rigide, organisation militaire et matériel de guerre conçus pour une bataille rangée classique et donc totalement inadaptés, et surtout logistique d’approvisionnement défaillante sinon absente ; en face, les agiles jagunços, parfaitement acclimatés à la caatingamaquis aride, aux conditions climatiques extrêmes —, pratiquant une épuisante guerre de harcèlement, faite d’embuscades et d’attaques-surprise, se dérobant sans cesse, et sachant tirer parti avec souplesse de leur vaste réseau de tranchées-abris. En particulier, la 3e expédition, lancée en , tourna à la catastrophe : si les deux corps expéditionnaires précédents durent rebrousser chemin avant d’atteindre Canudos, cette 3e expédition risqua une offensive contre le village, lors de laquelle les formations de combat, diluées et désorganisées dans le dédale des venelles, durent affronter une âpre guérilla urbaine et furent massacrées. Dans la débandade qui s’ensuivit, l’armée abandonna aux jagunços un riche butin d’armes automatiques modernes et de munitions en abondance. La 4e expédition enfin, qui mobilisa près de 10 000 hommes, finit, à l’issue d’un pénible siège de plusieurs mois et après avoir pilonné le village à l’artillerie lourde, par s’emparer du village, en dépit d’une résistance farouche occasionnant de grandes pertes côté gouvernemental. Les Canudenses, dont quasiment aucun ne consentit à se rendre, furent presque tous tués, soit au combat, soit par des exécutions sommaires, et leur village totalement anéanti.

Si Canudos, surtout après l’échec de la deuxième expédition, fut abusivement interprété comme pilier d’une ample conspiration monarchiste bénéficiant de soutiens à l’étranger, c’est par la suite une autre version, portée par les élites brésiliennes eurotropes et positivistes du littoral, et guère plus exacte que la précédente, qui prévalut : celle d’un groupe de campagnards arriérés et superstitieux, accablés d’un lourd atavisme racial et culturel, qu’un illuminé déviant, fanatique et intraitable réussit à empaumer et à entraîner avec lui dans une expérience irrationnelle et extrême. Des recherches historiques ultérieures ont cependant mis à mal cette vision biaisée et démontré que, même si les motivations religieuses furent importantes, le départ pour Canudos a pu représenter pour des gens traumatisés par les privations, par les bouleversements politiques récents, et par les vicissitudes de la sécheresse, des querelles de clan et de la précarité économique, une décision rationnelle et pragmatique, dont ils escomptaient qu’elle leur apporterait sûreté et stabilité dans un périmètre sécurisé et régulé, moyennant l’observance de préceptes religieux et moraux stricts ; du reste, Conselheiro ne s’écarta pas de l’orthodoxie catholique et garda en général de bons rapports avec le clergé local.

Cet épisode violent de l’histoire brésilienne, qui vit périr entre 15 000 et 30 000 personnes, et fut par la suite diversement interprété, fera la matière de plusieurs créations littéraires, dont on relèvera plus particulièrement Os Sertões (trad. fr. Hautes Terres), d’Euclides da Cunha, l’un des maîtres-livres de la littérature brésilienne, et la Guerre de la fin du monde, roman à succès de Mario Vargas Llosa.

« Le plus grand scandale de notre histoire. »

— Euclides da Cunha[1].

Mise en contexte

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Arrière-plan historique

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Entre 1888 et 1889, le Brésil traversa une période de transformation révolutionnaire et de bouleversements sociaux, économiques et politiques les plus profonds de son histoire depuis la découverte par les Portugais en l’an 1500. Le , l’esclavage fut aboli par l’empereur régnant Dom Pedro II, au moyen d’un acte signé par sa fille, la princesse Isabelle. Plus de cinq millions de noirs, qui du jour au lendemain s’étaient retrouvés sans travail, abandonnèrent les domaines agricoles pour aller gonfler les rangs des gens en extrême pauvreté dans les villes et les campagnes. Des dizaines de milliers de fermiers furent ruinés et, pendant un temps, l’activité agricole s’était presque arrêtée, plus particulièrement dans les cultures à forte intensité de travail, telles que le café, le coton, le tabac et la canne à sucre, qui constituaient les piliers de l’économie brésilienne à cette époque.

D’autre part, le , l’empereur fut déposé par un coup d’État militaire et la république proclamée, ajoutant un surcroît d’instabilité et de dissension dans un pays déjà en proie à l’effervescence politique et sociale. Le rôle de l’empereur comme arbitre entre les élites dirigeantes, lesquelles avaient grosso modo la même vision de la vie économique et sociale et ne s’opposaient que sur quelques sujets spécifiques, avait satisfait la plupart des membres des classes supérieures. L’avènement de la république ne modifia pas cette attitude et, les querelles entre les différentes factions et entre militaires et civils ne baissant pas en intensité, certains en vinrent à penser hardiment que le Brésil devait restaurer la maison de Bragance. Bientôt, la jeune république eut à faire face à une série de rébellions : celle, dite révolte de l'Armada, impliquant certaines unités de la marine (1893-1894), puis, presque simultanément, dans le Rio Grande do Sul, la dénommée Révolution fédéraliste (1893-1895), qui déboucha sur une sanglante guerre civile, enfin, quelques années plus tard, la sédition de Canudos. (Il est intéressant de noter que le colonel Antônio Moreira César, à qui sera confié le commandement de la — désastreuse — troisième expédition de Canudos, avait pris part déjà, avec succès, à la répression des deux premières insurrections.) Vu que le nouveau régime républicain peinait à se consolider, et vu la crainte que l’agitation monarchiste pût être préjudiciable aux efforts de São Paulo d’obtenir des prêts de l’étranger, l’armée décida d’assumer le rôle de défenseur de l’unité nationale et dirigea le pays de façon dictatoriale de 1889 à 1894. Ainsi le gouverneur de São Paulo, Manuel Campos Salles, résolut-il en d’écraser le parti monarchiste de l’État de São Paulo ; la police fit irruption dans les domiciles privés pour interrompre des réunions monarchistes pacifiques et reçut l’ordre d’empêcher les rassemblements publics. Eduardo Prado, chef de file du parti monarchiste à São Paulo, était la principale cible[2].

La transition de la monarchie à la république amena une série de changements sociaux et politiques qui, conjointement avec le marasme économique, ajoutèrent au désarroi psychologique de la population des sertões et peuvent par là aider à comprendre pourquoi tant de campagnards eurent le désir rationnel de se mettre sous la protection d’un chef religieux charismatique dans l’environnement sécurisé et régulé de la fazenda de Canudos. Outre la séparation de l’église et de l’État, qui bouleversa une situation et des habitudes séculaires, la chute de la monarchie déboucha sur une fédéralisation très poussée de l’État brésilien. Chacune des anciennes provinces pouvait désormais taxer ses exportations, lever ses propres forces armées, et dans la limite de ses ressources fiscales, aménager ses propres infrastructures. En conséquence, les entités fédérées les plus dynamiques de la fédération (Rio Grande do Sul, Minas Gerais, São Paulo) firent un bond en avant du point de vue tant de la prospérité matérielle que de l’ascendant politique au sein du nouvel État, alors que le reste du pays, ne bénéficiant plus de la redistribution automatique des ressources naguère garantie par un État centralisateur, tendaient à s’alanguir. L’État fédéré qui, dans ce contexte, perdit le plus en influence nationale était Bahia[3], mais de façon générale, la majeure partie du pays continua à s’empêtrer dans la stagnation économique et connut une longue période d’appauvrissement. Des flux de migrants se mirent en mouvement en quête d’emploi et de moyen de subsistance, mais peu trouvèrent l’un ou l’autre. Les propriétaires terriens, considérant les campagnards de race mixte comme étant peu aptes à travailler durement contre salaire, tentèrent, par une politique de colonisation subventionnée, de recruter des travailleurs agricoles d’Europe du Nord[4]. La recette que l’on s’employa à appliquer pour imposer le progrès national fut de combiner le libéralisme économique avec des mesures tendant à étouffer l’expression populaire et à bloquer toute mobilisation sociale. Les élites politiques du littoral et du sud, dédaignant les difficultés des campagnes de l’intérieur, s’accordèrent à laisser le pouvoir aux mains de l’oligarchie foncière locale traditionnelle et à se reposer sur le système des coroneis (cf. ci-dessous)[5].

Le nord-est du Brésil connut en 1877 l’une des sécheresses périodiques les plus calamiteuses de son histoire. Cette sécheresse, qui dura deux ans, eut un effet dévastateur sur l’économie principalement agraire de cette région semi-aride et provoqua la mort par déshydratation et inanition de plus de 300 000 paysans. De nombreux villages furent complètement abandonnés et l’on assista même à des cas de cannibalisme. Des groupes de flagellants affamés parcouraient les routes en quête de secours de l’État ou d’aide divine ; des bandes armées voulurent instaurer la justice sociale « par leurs propres mains » en attaquant les fermes et les petites localités, car dans l’éthique des désespérés « voler pour tuer la faim n’est pas un crime ». Dans le sertão bahianais plus spécifiquement, la sécheresse la plus cruelle eut lieu entre 1888 et 1892, c'est-à-dire en pleine période de transition de la monarchie à la république, donc à une époque où personne ne savait dans quelle mesure les États autonomes nouvellement créés, frustrés désormais de la solidarité fédérale automatique, seraient capables de se porter financièrement au secours des régions affligées[6].

Milieu naturel

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À double titre au moins, l’environnement naturel de Canudos mérite qu’on s’y attarde : d’abord, le milieu naturel a pu, directement ou indirectement, contribuer à moduler la structure mentale de la population locale, et ensuite, les caractères physiques de la région (et surtout leur méconnaissance de la part des troupes républicaines) ont pu avoir des conséquences militaires parfois déterminantes. Da Cunha en donne une description saisissante et spectaculaire, mais en général adéquate, quoiqu'une certaine tendance à la boursouflure gongorienne l’amène à voir en tout la démesure et l’extrême : les montagnes ne sont pas si hautes en réalité, et les ravins pas si encaissés[7].

Paysage de caatinga.

Canudos se situe dans le sertão du nord de l’État de la Bahia, dans une zone comprise entre le fleuve Itapicuru au sud et le cours inférieur du Rio São Francisco au nord, ou, plus précisément, dans une étendue particulièrement aride sise au nord de la petite ville de Monte Santo, ville à partir de laquelle en effet, si l’on va du sud vers le nord, se succède au sertão habituel une zone de tertres dénudés, aux pentes glissantes, à la terre parcimonieuse, dont le couvert végétal est caractéristique de la caatinga, c'est-à-dire une zone où la plupart des plantes voient leurs feuilles tomber et leurs tiges blanchir et s’entortiller durant la période sèche. La végétation est ainsi composée d’arbuscules presque sans prise sur le sol, aux branches entrelacées, au milieu desquels surgissent, solitaires, quelques cactus rigides. Bien que la caatinga ne possède pas les espèces rabougries des déserts et qu’elle se montre riche de végétaux divers, ses arbres, vus dans leur ensemble, semblent ne former qu’une seule famille, quasiment réduite à une espèce invariable, et ne diffèrent que par la taille, ayant tous la même conformation, la même apparence de végétaux mourants, presque sans troncs, avec des branches qui surgissent à même la terre, donnant à l’ensemble l’apparence d’une zone de transition vers le désert[8]. Lors des périodes de sécheresse, cette végétation pourtant offre les dernières ressources à qui en connaît les secrètes possibilités ; ainsi les gardiens de bétail du sertão (les vaqueiros) savent-ils que découper en morceaux le mandacaru permet de s’hydrater même en période d’extrême sécheresse, et connaissent-ils le quixabeira, dont les feuilles peuvent servir de fourrage au bétail[9]. Si le mot sertão vient de desertão, 'grand désert', l’on voit néanmoins qu’il ne s’agit aucunement d’un désert de sable, et Canudos plus particulièrement, ainsi que la zone environnante, se trouvait en fait bien arrosée de cours d’eau saisonniers, et par conséquent était la plupart des années nettement plus habitable que les étendues du sertão situées plus au nord et plus à l’ouest dans les États de Ceará, de Rio Grande do Norte et de Pernambouc[10].

Euclides da Cunha note :

« Si le voyageur va vers le nord (au-delà de Monte Santo), de très fortes transitions le surprennent : la température augmente ; le bleu des cieux s’assombrit ; les airs se troublent ; et les rafales soufflent, désorientées, dans tous les quadrants, face au tirage intense des terrains inabrités qui s’étendent à partir de là. En même temps se manifeste le régime excessif : le thermomètre oscille entre des degrés disparates, passant, dès le mois d’octobre, d’une chaleur diurne de 35° à l’ombre aux froideurs des petits matins. Lorsque l’été avance, le déséquilibre s’accentue. Les maxima et les minima croissent en même temps, jusqu’à ce qu’une intermittence insupportable de jours brûlants et de nuits glacées sévisse au plus fort des sécheresses[11]. »

Mais le contraste plus saisissant encore si l’on part de la côte et que l’on se déplace vers l’occident : la nature s’appauvrit bientôt, et au-delà des montagnes côtières, se dépouille de ses forêts et se mue en sertões[12] dénués où ne coulent que d’éphémères rivières[13]. Ces contrastes de milieu physiques déterminent des conditions de vie tout à fait opposées.

À l’extrême sécheresse des airs en été, s’ajoute un fort écart entre les températures diurnes et nocturnes, dû à la perte instantanée, la nuit, de la chaleur absorbée de jour par les roches exposées aux soleils ardents. Le jeu des dilatations et des contractions qu’induit l’alternance des hausses et des chutes thermométriques brusques (la nuit venant en effet d’un coup, sans crépuscule, permettant à toute cette chaleur de se dissiper intensément à travers l’espace) peut expliquer l’état de fragmentation du sol et l’aspect fracturé des montagnes quasi dénudées, sol et roches se disjoignant suivant les plans de moindre résistance. La réverbération sur les parcelles de silice fracturée qui couvrent ces montagnes et les flancs des coteaux est, à la lumière crue des journées, aveuglante et psychologiquement éprouvante[14].

Le sol âpre, dans la composition duquel la terre meuble intervient pour peu, est jonché d’éclats de roche. Les formations rocheuses, même dans leurs parties planes, sont impraticables pour le marcheur. Euclides da Cunha relève :

« Dans les parties où ces formations (à l’aspect ruiné) s’étalent, planes, sur le sol, (…) elle se criblent et se scarifient de cavités circulaires et de cannelures profondes, petites mais innombrables (…) angles aux rebords coupants, des pointes et des listels fort durs, qui rendent la marche impossible[15]. »

Le mandacaru, dernière ressource en cas de grande sécheresse.

Les flancs des montagnes sont bordés d’alignements de matériaux fracturés, et peuvent se terminer par des sortes de plateaux délimités par des talus à pic, rappelant des falaises, et sur lesquels l’on verra des jagunços (rebelles armés[note 1]) se tenir en embuscade.

Le paysage est entaillé de profondes vallées encaissées, où s’étirent les lits de ruisseaux le plus souvent à sec, qui ne se remplissent passagèrement que pendant les courtes saisons de pluies et ont principalement une fonction de canaux d’écoulement que creusent au gré du hasard les averses torrentielles saisonnières. Les légers filets d’eau qui serpentent entre d’épais blocs de pierre, à quoi ces ruisseaux se réduisent la plupart du temps, ne sont pas sans rappeler les oueds qui bordent le Sahara. Ces vallées sont d’autre part le siège d’anciens lacs transformés depuis en étendues marécageuses, appelées ipueiras, qui servent de haltes obligatoires aux vaqueiros. Nonobstant leur aspect lugubre, ces ipueiras constituent, avec les puits et les caldeirões (puits naturels dans la roche où s’accumule l’eau de pluie), les seules ressources d'eau pour le voyageur[16].

Le fleuve Vaza-Barris, qui sans source à proprement parler, dépourvu de véritables affluents hormis quelques petits tributaires aux eaux passagères, traverse la région de part en part et se présente le plus souvent sous l’aspect d’un chapelet de mares stagnantes, ou se trouve être carrément sec évoquant alors une large route poussiéreuse et tortueuse. Jusqu’à la ville de Jeremoabo, à l’est, il se tord en de nombreux méandres et présente un cours encaissé par intermittence. Lors de ses crues, recueillant les eaux sauvages qui ruissellent des pentes qui le longent, il roule durant quelques semaines des eaux tumultueuses et boueuses, mais ne tarde pas à s’essouffler complètement en s’égouttant — phénomène qui valut au fleuve son nom actuel (s’égoutter se disant vazar en portugais)[17]. Cette configuration a été en partie bouleversée par la construction d’un barrage dans les années 1960.

Le climat du sertão de Canudos est façonné en premier lieu par la mousson du nord-est, qui naît de la forte aspiration des plateaux intérieurs jusqu’au Mato Grosso. Les premières ondées qui se déversent des hauteurs n’atteignent tout d’abord pas la terre, mais tendent à s’évaporer à mi-chemin entre les couches d’air brûlantes qui s’élèvent. Si cependant des pluies régulières viennent y succéder, les sertões revivent et se transfigurent en une vallée fertile. D’autre part, ces pluies adoptant le plus souvent l’allure d’un cyclone tropical, la région retrouve peu de temps après, par le rapide drainage du terrain et par l’effet de l’évaporation qui suit aussitôt, ses habituelles aridité et désolation[18].

Tous les dix ans environ, à intervalles assez réguliers, la région est frappée de sécheresses, dont celle de 1877 fut particulièrement calamiteuse. Le fait que ces épisodes de sécheresse présentent une cadence dont, telles une loi naturelle, elles ne dévient que rarement, et qu’elles surviennent toujours entre deux dates reconnues et notées depuis longtemps par les sertanejos, à savoir du au , permet de prédire leur apparition de façon fiable et précise. Si une période sèche se prolonge au-delà de ces dates, elle s’étendra fatalement tout au long de l’année, jusqu’à ce que s’ouvre un nouveau cycle[19].

Selon Da Cunha, la configuration du réseau routier, qui ne comportait guère d’embranchement traversant cette région sinistre et désolée, semble indiquer que les voyageurs (explorateurs ou commerçants, s'organisant sous la forme d’entradas, expéditions au départ de la côte) s’efforçaient de contourner cette région, redoutant une traversée harassante. Par suite, les deux lignes de pénétration classiques à partir du littoral, qui atteignaient le fleuve Sao Francisco en deux points écartés l’un de l’autre – Juazeiro et Santo Antônio da Glória – formaient de fait (toujours selon Da Cunha), depuis des temps éloignés, les frontières d’un désert[20]. En réalité, la zone de Canudos n’était pas, et n’avait sans doute jamais été, totalement isolée ; elle avait été peuplée par des Européens dès le début du XVIe siècle[21]. La ville de Juazeiro, d’où partira la première expédition contre Canudos en , se situe à 160 km environ (à vol d’oiseau) à l’ouest-nord-ouest de Canudos et se trouve au milieu d’une zone verdoyante sur les bords du fleuve Sao Francisco.

L’ancienne fazenda (exploitation agricole) de Canudos, délaissée par ses propriétaires (et non désertée[22], comme l’affirme Da Cunha) à l’arrivée des rebelles conselheiristes, composée d’un corps de logis et de quelques masures, occupait le versant nord de la colline de la Favela, laquelle bordait une courbe du Vaza-Barris, sur sa rive droite. Vue du sommet de cette colline, l’étendue en contrebas, au sol non moins perturbé que le reste de la caatinga, où viendrait se construire la ville de Canudos, pouvait donner l’illusion d’une vaste plaine ondoyante, la perspective effaçant pour un instant les innombrables mamelons rocheux dont elle était parsemée. « Là se trouvait le Ciel », diront les nouveaux arrivants quand, depuis la Favela, ils apercevront Canudos pour la première fois[23].

Enfin, il y a lieu de relever cette caractéristique de la caatinga, qui la distingue de la steppe ou de la pampa du sud brésilien et de l’Argentine, et qui n’est pas sans portée militaire : le voyageur, et le soldat, ne jouit pas d’un large horizon et de la perspective des franches plaines ; la caatinga, au contraire, restreint le regard et entrave sa marche par sa trame végétale, hérissée d’épines et de feuilles urticantes, et le torture psychologiquement en déroulant devant lui, sur d’infinies distances, comme le note Da Cunha, « un aspect invariablement désolé d’arbres sans feuilles, aux branches tordues et desséchées, crochues et entrecroisées, se dressant avec rigidité vers l’espace ou s’étirant souplement sur le sol (…) ».

Aspects anthropologiques

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La portion de territoire circonvoisinant la fazenda de Canudos apparaît, même selon les normes du sertão, comme très faiblement peuplée, avec une densité de population de seulement 0,6 habitant par km2 (selon le recensement de 1890), et confinait vers le nord-ouest au Raso da Catarina, étendue très aride et quasi inhabitable. La partie du sertão et de l’agreste qu’Antônio Maciel parcourut pendant ses vingt années de pérégrinations, appelée pour cette raison sertão du Conselheiro, et dans laquelle se situe aussi Canudos, s’étendait dans les États contigus de la Bahia et du Sergipe, englobait une dizaine de communes (les municípios de Pombal, Soure, Conde, Inhambupe, Entre Rios, Alagoinhas, Itapicuru, Tucano, Monte Santo et Jeremoabo), et comptait près de 220 000 habitants (pour 1,9 million d’habitants dans l’ensemble de l’État de la Bahia). En 1872, soit 16 ans avant l’abolition de l’esclavage, le pourcentage d’esclaves dans cette même région s’établissait à 10,75 % en moyenne ; à Jeremoabo, ce chiffre était faible (moins de 4 %), mais fort élevé à Monte Santo (12,7 %) et à Entre Rios (23,7 %)[24].

Que la prédication de Conselheiro ait eu un tel retentissement dans les sertões de la Bahia peut sans doute s’expliquer en partie par certaines particularités historiques, culturelles et psychologiques de la population locale. Celle-ci, isolée, vivant en un cercle étroit jusqu’à la fin du XIXe siècle, avait évolué et s’était multipliée largement à l’abri de tout élément étranger trois siècles durant ; plongée dans un abandon quasi complet, la population demeura tout à fait étrangère aux destinées du Brésil central et conserva intactes les traditions du passé. Selon Da Cunha (auquel l’on ne peut se dispenser de faire référence en ces matières, attendu que sa vision des choses, exprimée dans son célèbre ouvrage, conditionnera pendant des décennies la version dominante de cette guerre) se serait établi dès l’aube de l’histoire du Brésil, au XVIe siècle, un riche peuplement mixte, où cependant l’Indien prédominait, s’amalgamant certes au Blanc (incarné par des individus échappés à la justice ou par des aventuriers entreprenants) et au Noir (représenté par quelques nègres marrons), mais sans que ces derniers fassent nombre au point d’annuler l’indéniable influence indigène ; en effet, à l’instar des populations sertanejas qui s’étaient constituées auparavant plus au sud-ouest, sur le cours moyen du fleuve São Francisco, une population se serait formée également, toujours selon Da Cunha, dans le sertão de Canudos avec une dose prépondérante de sang tapuia. L’isolement, et une longue période de vie en vase clos faisant suite au mélange originel, auraient, toujours selon Da Cunha, produit une remarquable uniformité chez ces habitants, lesquels offrent des visages et des statures qui varient légèrement autour d’un modèle unique, au point de donner l’impression d’un type anthropologique invariable, donc inconfondable de prime abord avec le métis du littoral atlantique, qui présentait un aspect beaucoup plus varié ; partout, affirme Da Cunha, les mêmes caractères physiques — même teint bronzé, cheveux lisses et durs, ou doucement ondulés, carrure athlétique — s’alliaient aux mêmes caractères moraux, se traduisant par les mêmes superstitions, les mêmes vices et les mêmes vertus[25]. En réalité, il semble que la population du sertão ait été très variée racialement et ethniquement, et non homogène comme le laissait supposer Da Cunha et, avec lui, d’autres auteurs. Les caboclos (métis de Blanc et d’Indien) composaient certes la majorité de la population, mais n’étaient assurément pas les seuls habitants de la région[26]. Les auteurs qui écrivaient sur Canudos notèrent non seulement la pigmentation sombre de la plupart des adeptes de Conselheiro, mais soulignèrent aussi que nombre de sertanejos des classes supérieures étaient de teint olivâtre ou sombre[27]. À Jeremoabo p.ex., les registres de paroisse font état en 1754 de ce qu'un cinquième seulement des résidents permanents de la paroisse étaient des Blancs, le reste étant catalogués comme pardos (mulâtres sombres), métis, Indiens et Noirs[28]. La présence de ces derniers était plus importante que supposée initialement, spécialement dans les lieux isolés, naguère recherchés par des Noirs fugitifs, et de petits établissements d’anciens esclaves, y compris de nègres marrons, parsemaient encore le paysage[29]. Les élites du littoral, de la vision desquelles Da Cunha était imprégné, tendaient à déprécier la vie campagnarde comme étant rustique et primitive, attitude qui n’était pas sans refléter un certain embarras devant le fait que le Brésil était alors peuplé en majorité écrasante de gens de couleur[30].

Sur le plan culturel et psychologique, on trouvait alors dans la société rustique des sertões, par un cas remarquable d’atavisme, nous affirme Da Cunha, un riche héritage constitué d’un mélange d’anthropomorphisme indien, d’animisme africain, mais aussi de certaines croyances et superstitions portugaises qui avaient gardé (le temps s’étant ici en quelque sorte immobilisé) la forme qu’elles avaient à l’époque de la découverte et de la colonisation. Le Portugal à l’époque de l’Inquisition connut en effet plusieurs superstitions extravagantes, avait l’obsession des miracles, recherchait, dans le pressentiment d’une ruine prochaine, son salut dans les espérances messianiques, et de fait vit entrer en scène plusieurs prophètes et illuminés. De surcroît, le mysticisme politique du sébastianisme, disparu au Portugal, survivait alors encore intégralement, de façon particulièrement impressionnante, dans les sertões du nord brésilien[31],[32]. Quant au spiritisme africain, il fleurissait surtout sur la côte et n’avait pénétré l’intérieur des terres que faiblement, dans des poches habitées par d’anciens esclaves et leurs descendants. En revanche, les pratiques religieuses populaires empruntaient largement aux croyances indiennes anthropomorphiques et animistes, notamment sous la forme de personnages surnaturels ambulants etc[33].

Photographie de vaqueiro pernamboucain.

Se superposait à ces atavismes une psychologie particulière induite par le milieu naturel : le sertanejo en effet vit en fonction directe de la terre, dont la productivité dépend du seul caprice des éléments, sur lesquels le sertanejo est conscient de n’avoir aucune prise. Il était donc d’autant plus enclin à en appeler au merveilleux, à ressentir la nécessité d’une tutelle surnaturelle et à se vouloir un sujet docile de la divinité[34]. Les campagnards croyaient que le malheur résultait de la non-acceptation par les individus de leur destin prédéterminé, et que les mauvaises fortunes, la maladie, les intempéries dévastatrices étaient une rétorsion divine consécutive à de mauvaises actions individuelles ; cela cependant ne les empêchait pas de lutter avec acharnement pour surmonter les obstacles[35]. Ils voyaient les saints particuliers comme des protecteurs ou comme des patrons et affirmaient la nature paternelle de Dieu, qui savait dispenser protection et bienveillance, mais aussi infliger un sévère et juste châtiment, à l’instar du propriétaire-patron dans son rôle traditionnel. De la même manière donc, la sujétion politique et sociale était en général acceptée sans protester ; la croyance populaire dans l’intervention surnaturelle diminuait ainsi la nécessité de mise en œuvre de moyens politiques et légaux de contrôle social[33]. Les visiteurs décrivaient la population locale comme docile et assoiffée de préceptes religieux (évangéliques) pour guider leur vie. Par ailleurs, 80 à 90 pour cent des habitants ne savaient ni lire ni écrire, car aucun fonds ou presque n’était alloué à l’instruction publique. Cet état d’esprit, auquel s’associe une indifférence fataliste envers l’avenir et une propension à l’exaltation religieuse, a pu rendre le sertanejo réceptif aux prédications de toutes sortes d’hérésiarques et prophètes ambulants. À signaler également un impressionnant culte des morts incitant le sertanejo à enterrer les morts à distance des hameaux, au bord des routes, de façon à les faire bénéficier à tout le moins de la compagnie épisodique des voyageurs.

L’économie de ces sertões s’appuyait principalement sur l’élevage de bovins. C’est celui-ci en effet qui constituait autrefois dans ces régions le travail le plus profitable à l’homme et à la terre. Si l’on excepte les quelques cultures vivrières de crues sur le bord des rivières, l’activité du sertanejo se limitait à remplir l’office de vaqueiro, littéralement de vacher, le gardian des régions septentrionales du Brésil, et le pendant du gaucho des États du sud et de la pampa argentine. Le vaqueiro, dont Da Cunha tend à faire une figure centrale et emblématique de cette partie du sertão, mais dont il brosse un portrait assez fidèle[36], constituait en quelque sorte l’élite des classes inférieures et était loin d’être majoritaire. Au contraire des estancieiros du sud, les fazendeiros des sertões, dont les titres de propriété étaient un héritage du système de donation colonial, vivaient sur le littoral, loin de leurs vastes domaines et, pour certains d’entre eux, ne s’y rendaient jamais, se contentant de recueillir en parasites l’usufruit des rentes de leurs terres. Les vaqueiros, d’une infaillible fidélité, au statut semblable à celui des serfs, leur étaient liés par un contrat qui leur assurait un certain pourcentage de la production et restaient toute leur existence sur le même morceau de terre, tenus de prendre soin toute leur vie, avec abnégation, de troupeaux qui ne leur appartenaient pas, sans que les propriétaires ne songeassent jamais à les contrôler. Revêtus de leur caractéristique tenue de cuir, les sertanejos possédaient l’art de dresser prestement leur cabane de pisé au bord d’une mare et à tirer le plus grand parti possible des maigres ressources de la caatinga. L’un des temps forts de leur activité est la vaquejada, ensemble de manœuvres visant à regrouper le troupeau, et où il faisait montre de tout son savoir-faire de meneur de bétail et de cavalier[37].

Lorsque même, dans la plénitude des sécheresses, les sertões ne se distinguaient plus guère du désert, le vaqueiro ne se résignait à l’exode, et encore seulement de façon temporaire, qu’en dernière extrémité ; jusque-là, il aura résisté avec les réserves emmagasinées pendant les jours de prospérité[38].

Organisation socio-économique du sertão

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Si Da Cunha donne une description assez fidèle de la vie quotidienne dans le sertão[39], il est frappant qu’il ne s’attarde guère aux structures sociales et aux rapports économiques. Pourtant, ces aspects sont sans doute les plus à même d’expliquer l’exode d’une partie de la population vers Canudos. En outre, Da Cunha tend à caractériser comme pastorale la population sertanejo tout entière, alors que la majorité de la population vivait en réalité d’agriculture sédentaire et de petit commerce.

L’élément central de l’organisation sociale du sertão était la grande propriété terrienne. Au cours des siècles précédents, la couronne portugaise avait octroyé des sesmarias, vastes étendues de terre (jusqu’à six lieues, soit plus de trente kilomètres de profondeur) à un certain nombre d’individus. Quelques familles, notablement le clan Garcia d’Ávila, acquirent ainsi des domaines atteignant parfois plus de 200 lieues dans la Bahia[40]. Au milieu du XIXe siècle, moins de 5 pour cent à coup sûr, et probablement moins de un pour cent de la population rurale était propriétaire de terres[41]. Une catégorie à part sont les propriétaires absentéistes, contents de laisser leurs propriétés entre les mains de régisseurs, afin de mener de préférence une vie citadine sur la côte[42]. Les propriétaires fonciers, et aussi les élites politiques, étaient les plus farouches à combattre la moindre menace du statu quo, et de ce point de vue, le phénomène Canudos, qui ébranlait la relation traditionnelle travail-terre (rien que par le fait qu’il avait pour effet de débaucher du personnel des grandes exploitations agricoles), devait inévitablement susciter une réaction hostile de la part de la grande propriété terrienne[40].

Les propriétaires fonciers occupent le sommet de la pyramide sociale, en compagnie des grands négociants, des gens d’église et des fonctionnaires (représentant ensemble environ 3 % de la population). Le 2e niveau de cette pyramide était composé des marchands et gens d’affaires d’importance moindre et des petits fonctionnaires. Vient ensuite le 3e niveau, correspondant aux échelons supérieurs du peuple des campagnes : petits propriétaires, muletiers, artisans, indépendants, vaqueiros. Il y avait dans le sertão bahianais une façon de classe moyenne campagnarde, composée de métayers, dont quelques-uns possédaient quelques esclaves, et d'une poignée d’artisans et de commerçants vivant dans les bourgs de campagne[43]. Le vaqueiro jouissait sans doute du statut le plus élevé parmi les classes inférieures ; il travaillait aux conditions de contrats qui lui accordaient l’usage d’une étendue de pâturage, la liberté totale dans la gestion du troupeau confié à ses soins (généralement pour une période jusqu’à un an, avant la venue d’un agent chargé par le propriétaire de dénombrer les têtes de bétail), et parfois la propriété de chaque quatrième veau mis bas[44] ; les vaqueiros vivaient toute leur vie sur la même portion de terre et pouvaient dans quelques cas devenir fermiers eux-mêmes. Au bas de l’échelle sociale se retrouvaient : les métayers les moins fortunés, dits moradores, payant une rente à la fois en nature et sous forme de travail, et pouvant être expulsés à tout moment, groupe de plus en plus nombreux que venaient gonfler les petits propriétaires ayant perdu leur terre à cause des sécheresses et à la suite de la fédéralisation du pays et des nouvelles taxes sur la terre perçues par les États fédérés[45] ; les journaliers, en particulier ceux autorisés à cultiver un lopin en échange de travaux de défrichement, ce qui dispensait les propriétaires de payer des salaires[46] ; les ouvriers agricoles ; les occupants illégaux de terres ; les sans-terre etc., — soit environ 70 % de la population.

De façon générale, les écarts entre riches et pauvres étaient bien moins grands dans le sertão que dans les villes côtières, où des miséreux côtoyaient une aristocratie huppée[47]. La plupart des sertanejos vivaient en tant que métayers dans des conditions certes misérables, mais gardaient une liberté de mouvement limitée et un farouche esprit d’autonomie. Dans les lieux aux mains de propriétaires absents, où tous les résidents partageaient une sorte de pauvreté généralisée, la société était rudimentairement structurée de façon vaguement égalitaire, effet que renforçait l’isolement géographique[21]. Le système exigeait la docilité et menaçait constamment de violence les habitants. Les jeunes gens — en particulier les esclaves affranchis — étaient régulièrement enrôlés de force dans l'armée, tant dans les troupes de l’État fédéré que dans celles fédérales[48]. Si, dans le tabuleiro (plateau côtier) et dans le sertão, même les citoyens les plus pauvres jouissaient de certaines formes d’indépendance — liberté de mouvement, disponibilité de terres pour le fermage à bail, rapports contractuels entre métayer et propriétaire — peu propices au comportement docile[47], les sertanejos en étaient cependant réduits, en l’absence de structures horizontales pour les fédérer, à une relation verticale client/patron, plus contraignante à mesure que le développement économique, avec son besoin de plus grande spécialisation, augmentait[49]. Cultiver hors fermage et sans payer un bail au propriétaire était malaisé, en particulier à cause de l’accès limité à l’eau potable. Les cultivateurs sauvages étaient généralement chassés après quelques saisons. La plupart des ruraux demeuraient sur leur sol natal toute leur vie durant, quelles que fussent les conditions qu’on leur imposait, et sous ce rapport l’exode de milliers de sertanejos vers Canudos fait donc figure d’événement remarquable. En général, la population restait stable, grâce à un fort taux de natalité[50].

Dans les municípios ruraux, qui constituaient la subdivision administrative la plus petite et étaient virtuellement autonomes, les oppositions politiques ne reflétaient pas des désaccords proprement idéologiques, mais plutôt des rivalités entre factions de l’élite luttant pour l’hégémonie, certes sur fond de consensus selon lequel il importait de tenir les rênes au bas peuple pour son propre bien. Les institutions étaient étroitement liées à des structures informelles mais incontournables, basées sur les liens familiaux, les amitiés politiques, les rapports personnels, l’entregent[51]. La vie politique étant dominée par les luttes de clan, une loyauté à toute épreuve était exigée des subordonnés. La figure dominante du município était le coronel[52], en règle générale le principal propriétaire terrien ou son client. Dans le système du coronélisme, le pouvoir privé s’exerçait au moyen d’une éventail gradué de contraintes, allant du patronage au meurtre. Les coroneis se garantissaient l’impunité à travers le choix, décidé par leurs soins, des juges locaux et du chef de la police locale. Dans ce système, l’honneur personnel jouait un rôle central, donnant lieu souvent à des éclatements de violence et à des vendettas[53]. Une liberté d’action quasi illimitée leur était accordée par les fonctionnaires de l’État fédéré moyennant qu’ils assurent lors des élections le racolage de voix (par l’intimidation et la manipulation) en faveur d’hommes politiques. Ces élites locales maintenaient un contrôle quasi absolu sur leur zone d’influence ; en échange de ce rôle, elles obtenaient l’appui de l’État sous forme de l’allocation de ressources budgétaires et de prises de décision favorables dans des matières telles que les investissements publics, le tracé des voies ferrées, l’envoi de troupes s’il y a lieu[54]. Certains coroneis exerçaient leur pouvoir par procuration, d’autres adoptaient des postures plus flamboyantes, occupant parfois des postes plus élevés (de député etc.) tout en gardant leur município comme fief ; c’est ainsi que des coroneis propriétaires de Jeremoabo, commençant à ressentir, à travers le débauchage de leur personnel, les effets de l’exode vers Canudos, purent jouer de leur influence à l’assemblée de l’État de Bahia pour faire décider la première expédition contre les conselheiristes.

La main-d’œuvre agricole était maintenue bon marché d’abord par l’emploi d’esclaves (jusqu’à l’abolition), puis par des journaliers sans attaches et par la forte mobilité des sans-terre. Les journaliers n’avaient aucun moyen d’acquérir de la terre, abstraction faite de quelques petits métayers qui réussissaient à acheter du terrain, allant ainsi constituer le germe d’une classe de petits propriétaires. Mais la grande majorité passait sa vie comme métayer ou comme agregado (cultivateur illégal), sans jamais pouvoir entrer en possession de terre, aussi bon marché que fût cette terre[55], ou encore comme travailleur ambulant, constamment en quête de travail[56]. Les employeurs avaient toute licence d’embaucher et de licencier, de définir les salaires, et de réprimer les mécontentements[51]. L’abolition modifia peu la situation régionale : l’émancipation des esclaves ne conduisit qu’à ce que les planteurs en vinrent à réclamer de nouvelles lois sur le vagabondage et une extension des pouvoirs de police, sans qu’il y eût pourtant d’accroissement des taux de délinquance. Le système donc se maintenait intact ; une raison en a pu être le malaise général dans lequel vivaient les sertanejos, qui souffraient par millions de maladies infectieuses et de malnutrition chronique. Le taux de mortalité infantile du Brésil était parmi les plus élevés du monde. En l’absence de médecins formés, toutes sortes de charlatans sillonnaient le sertão[57]. En cas de calamité naturelle, il y avait peu à attendre des autorités : celles-ci internaient alors les migrants, enrôlaient de force dans le service militaire, et empêchaient les familles campagnardes en détresse de pénétrer dans le périmètre des villes. La vie était stressante et incertaine pour quasi tous les sertanejos[58].

Les forces de police, pauvrement équipées, mal dirigées, étaient peu nombreuses : en 1870, seuls 283 gardes champêtres patrouillaient l’ensemble du sertão bahianais. Pour renouveler les effectifs, l’on recourait souvent à l’enrôlement de force de jagunços, jusqu’à leur désertion[59].

Le système judiciaire fonctionnait comme un outil de domination sociale, non de justice sociale. Le Brésil ne possédant pas, jusqu’à la fin du XIXe siècle, de codes civil et pénal, l’application de la justice laissait la voie ouverte à un arbitraire des plus extrêmes dans le traitement de l’accusé. Les juges, même diplômés de prestigieuses écoles de droit, opéraient dans les strictes limites du système patriarcal clanique[60]. Les gens du commun n’avaient que peu de droits, quand déjà ils en avaient. Les lois provinciales permettaient de détenir quelqu’un en l’absence d’inculpation formelle, sur la seule base d’un soupçon, ou pour vagabondage (dont on élargissait la définition extralégale jusqu’à inclure tous ceux qui, bien que jugés aptes au travail, ne travaillaient pas[61]), mendicité, prostitution, ivrognerie, ou atteinte à l’ordre public[39].

Au Brésil, à la fin du XIXe siècle, la principale source de recettes fiscales était la vente de timbres fiscaux, suivie par les droits sur les transferts de propriété, les patentes professionnelles et commerciales, et les taxes à l’exportation. L’impôt foncier était inexistant, de même que l’impôt sur le revenu et les droits de succession. Tout projet public devait être financé par des bons du trésor ou par des emprunts à l’étranger renouvelables annuellement[62]. Avec l’avènement de la république et de la fédéralisation du pays, et la subséquente autonomie fiscale, entraînant la nécessité de nouvelles recettes propres, l’on entreprit de combattre l’évasion fiscale et de taxer les transactions commerciales dans les foires rurales et d’instaurer des droits de place — un jour, Antônio Conselheiro défendit avec véhémence contre les autorités une marchande de foire incapable de payer sa patente. La méfiance de la population des campagnes à l’égard de la nouvelle législation fédérale des poids et mesures (avec calibrage obligatoire), — méfiance qui vint à s’exprimer parfois avec violence, notamment à travers la révolte dite du Quebra-Quilos —, s’explique par la crainte, au demeurant justifiée, de voir instaurées encore de nouvelles taxes[63].

Au milieu du XVIIIe siècle, la paroisse sertaneja de Jeremoabo ne comptait que 252 habitants et n’abritait sur son vaste territoire que 152 fazendas et sítios, la plupart avec deux ou trois esclaves ; il était rare qu’une fazenda abrite plus de 20 personnes. La grande majorité des domaines agricoles connaissaient une sécheresse saisonnière, manquaient de puits, voire de trous d’eau pour le bétail, et l’eau de pluie était simplement recueillie dans des mares. Quelques grandes fazendas en revanche, au nombre d’une douzaine, bordaient l’un ou l’autre des petits fleuves locaux, et étaient donc privilégiées[28]. L’indépendance ne changea guère cette situation, la plupart des terres restant en l’espèce aux mains des héritiers du clan Garcia d’Ávila. Au cours du XIXe siècle, la politique impériale tendit à rendre davantage de terres disponibles à l’achat, mais les droits sur l’eau étaient jalousement gardés par les propriétaires terriens traditionnels. En tout état de cause, les terres étaient rarement inventoriées. Afin de préserver leurs droits légaux sur la terre et pour prévenir des occupations indésirées, les propriétaires donnaient à bail des parcelles à des membres de leur famille ou à des clients, ou leur en permettaient l’usage à long terme. De plus en plus de terres publiques passaient aux mains des grands propriétaires, tandis que les petits fermiers ne florissaient pas, attendu que toute étendue de terre ayant accès à l’eau était toujours détenue par de gros propriétaires, du reste souvent absents car préférant résider dans les villes côtières[64]. Les petites fermes indépendantes étaient situées dans des oasis (brejos) ayant des précipitations suffisantes, ou dans le sertão, le long des cours d’eau saisonniers[58]. Au XIXe siècle, jusqu’à 80 % des terres arables détenues par des fazendeiros étaient inutilisées sauf pour y faire paître le bétail. En raison de l’aridité, 10 ha au moins étaient nécessaires pour soutenir une seule tête de bétail[65].

L’économie agricole consistait en une monoculture de plantation, qui dominait tout le Brésil du nord au sud et écoulait ses produits sur les marchés d’exportation du XIXe siècle. La partie occidentale du sertão bahianais était la région d’élevage du Brésil ; c’est le royaume des vaqueiros, qui chaque année rassemblaient leurs troupeaux et les menaient vers les abattoirs situés près des centres de marché[66]. Dans une très large mesure, le sertão bahianais était resté d’un caractère strictement rural : il n’y avait pas d’industrie, en particulier pas d’industrie agro-alimentaire, pas de secteur de transport, pas d’activité professionnelle du bâtiment. La plupart des familles construisaient leur maison eux-mêmes, de même que les femmes confectionnaient à domicile et à la main tous leurs vêtements. La bourgade de Monte Santo, dotée d’un sol rocailleux et moins fertile, possédait un artisanat (fabrication de hamacs) et quelques tanneries. Elle abritait aussi une prison dont les gardiens, ne pouvant s’offrir un logis, vivaient avec les prisonniers[67]. Les foires (feira) représentaient un véritable système économique et étaient une institution vitale pour l’économie locale : elles étaient ouvertes à tous, se déplaçaient de ville en ville, selon un roulement hebdomadaire fixe (les gros bourgs revendiquant les samedis), fonctionnaient comme des lieux d’échange, d’exposition, de marchandage, de socialisation et de divertissement pour toute la région[47]. Si la survie dans le sertão nécessitait un haut degré d’autosuffisance, même la zone la plus écartée ne restait toutefois pas entièrement coupée de tout contact avec le système de marché[40]. Cependant, en la quasi-absence de chemin de fer, une plaque tournante commerciale moderne était encore inexistante[66]. Du reste, les chemins de fer étaient souvent perçus comme une manifestation du mal, voire comme la preuve que la fin du monde était imminente, et firent peu pour réduire l’isolement psychologique des arrière-pays[63]. La modernisation, là où elle eut lieu, entraîna une mobilité sociale vers le bas en divisant par deux la quantité de main-d’œuvre nécessaire, ce que l’arrivée de nouvelles activités économiques ne parvint pas à compenser[68].

La stagnation économique générale et un niveau de vie invariablement bas dans le sertão faisaient que peu de familles menaient une vie aisée[64]. L’alimentation, qui consistait surtout en féculents et comprenait très peu de viande, ne permettait pas en moyenne de garantir un apport calorique suffisant (restant en deçà des 3 000 calories nécessaires), et moins encore en cas de sécheresse (l’apport tombant alors sous les 1 000 calories). Les observateurs faisaient état d’effets très délétères sur les enfants et les femmes enceintes.

Telle quelle, l’économie du sertão à l’époque de Canudos en était donc essentiellement une de subsistance, dont les maigres surplus — surtout haricots et maïs, ainsi que les produits de l’élevage intensif de bovins, de caprins et d’ovins, dans une moindre mesure de porcins et d’équidés — s’écoulaient dans un circuit commercial régional. Les exportations restaient fort modestes et concernaient surtout le bétail sur pied, le cuir, le tabac, et par endroits aussi le sucre de canne et l’eau-de-vie de canne. Tous les produits finis — outillage, objets ménagers et superfluités — devaient être importés, à l’exception des vêtements à texture grossière tissés sur place et les articles de poterie[69]. Il est remarquable pourtant qu'en dépit de la supposée infertilité de la zone, les Canudenses réussirent à cultiver sur les rives du Vaza-Barris des agrumes, des melons, de la canne à sucre et divers types de légumes ; la condition préalable d’existence de telles cultures était cependant une pluviosité satisfaisante et suffisamment bien répartie ; la non-réalisation fréquente de cette condition s’aggravait de l’absence ou de l’insuffisance d’infrastructures hydrologiques propres à réduire cette dépendance vis-à-vis du climat. Un rapport de la municipalité de Bom Conselho soulignait que « les barrages existants se trouvaient en possession de particuliers, tandis que ceux publics étaient totalement délabrés », la parcimonie de la nature se combinant ainsi à l’incurie politique pour rendre impossible une agriculture d’exportation. Significativement, dans le discours qui sera construit à propos du sertão par les élites du centre, les dramatiques sécheresses prolongées apparaîtront non comme un phénomène cyclique hors norme, mais au contraire comme la normalité du sertão[70]. L’historien Dawid Danilo Bartelt conclut que le sertão renferme un réel potentiel économique, le sol étant à beaucoup d’endroits incontestablement fertile et propice à une culture diversifiée, pour autant qu’il soit suffisamment arrosé. La pluviosité est le grand facteur déterminant de l’économie et décide de la réalisation dudit potentiel, à moins qu’il ait été d’autre façon pourvu à une irrigation suffisante. À l’agriculture de subsistance répondait un commerce qui n’était que partiellement monétarisé et ne dépassait guère les limites régionales[69].

La prostitution était endémique et concernait une proportion considérable de la population féminine. En effet, aucun autre moyen de subsistance ne s’offrait aux femmes des classes inférieures illettrées lorsqu’elles avaient été abandonnées ou étaient devenues veuves[71].

La communauté de Canudos

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La figure d’Antônio Conselheiro

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Antônio Conselheiro.

Antônio Conselheiro, fondateur et chef spirituel jusqu’à sa mort de la communauté de Belo Monte, naquit en 1830, sous le nom d’Antônio Maciel, dans une bourgade de la caatinga de l’État de Ceará, dans le nord du Brésil. Il avait le teint olivâtre, attribué plus tard à une ascendance en partie indienne[72]. Ses parents, éleveurs et négociants, appartenant à la classe conservatrice, soumettaient leurs enfants à une stricte discipline religieuse et destinaient Antônio à l’état de prêtre. La mort prématurée de sa mère en décida autrement, mais Antônio Conselheiro reçut néanmoins quelque instruction de son grand-père instituteur. Après avoir abandonné, pour insuccès, le commerce qu’il avait hérité de ses parents, il gagna sa vie comme instituteur, puis comme avocat sans titre, au service des démunis. Il contracta un mariage malheureux avec une sienne cousine, âgée de 15 ans ; à la suite de l’adultère de celle-ci avec un milicien, et placé, selon le code d’honneur sertanejo, devant le choix soit de se venger (c'est-à-dire d’assassiner femme et amant), soit d’une humiliation interminable, il choisit la 3e option, la fuite[73]. Il quitta donc la contrée natale et s’en alla séjourner dans les sertões du Cariri pour y travailler comme enseignant rural, mais manifesta bientôt un penchant pour le mysticisme chrétien.

Il entama au milieu des années 1860 une période de pérégrinations à travers les sertões du nord-este brésilien, exerçant divers métiers et accompagnant les missionnaires itinérants qui prêchaient dans les foires hebdomadaires. Avare de paroles, s’infligeant pénitences et mortifications, d’une grande maigreur et d’un bizarre accoutrement, avec son invariable tunique bleue, il faisait forte impression auprès des sertanejos, et des fidèles se mirent à le suivre, sans qu’il les y eût incités. Peu à peu, il se mua en ermite ambulant et en prédicateur, prêchant ce qui pouvait paraître un obscur méli-mélo de morale chrétienne et de visions apocalyptiques, chantant des litanies et récitant des chapelets et, à l’issue de ses homélies, ordonnait des pénitences. Son passage profitait bien souvent aux bourgs visités, Antônio Conselheiro prenant soin de laisser une trace palpable de chacun de ses passages : des cimetières à l’abandon étaient réparés — l’enterrement était un rite extrêmement important dans la société du sertão[74] —, des citernes d’eau construites, des églises restaurées, des temples ruinés remis en état, ou de nouvelles églises et chapelles érigées ; tandis que les nantis livraient sans compensation les matériaux nécessaires, les maçons et charpentiers fournissaient bénévolement leur force de travail et leur savoir-faire, et le peuple se chargeait d’acheminer les pierres. Des légendes se tissaient autour de sa personne et on lui attribuait des miracles, que lui-même se gardait de revendiquer, tenant en effet pour devise que seul Dieu est grand (só Deus é grande) et ne signant ses écrits que par Antônio Vicente Mendes Maciel, jamais par Santo ou Bom Jesus, ou même par Conselheiro. Il est peu de localités, dans toute la région de Curaçá, où on ne l’ait pas aperçu, accompagné de son cortège d’adeptes, faisant son entrée solennelle dans le bourg à la tête d’une foule recueillie et silencieuse, arborant des images, des croix et des bannières religieuses ; les activités normales s’interrompaient, et la population convergeait vers le village, où Antônio Conselheiro éclipsait alors les autorités locales durant quelques jours. Une tonnelle de feuillage était dressée sur la place pour donner place aux dévots qui venaient y faire leurs prières, de même que l’on montait une estrade pour permettre à Conselheiro de prononcer ses prêches, dont l’assistance se montait parfois jusqu’à trois mille personnes[75]. Avant de parler, il gardait le regard fixe pendant quelques minutes, comme en trance, dans le but sans doute d’accrocher le public et de renforcer l’impact de ses sermons — comportement qui sera volontiers outré par les chroniqueurs contemporains, et aussi par Da Cunha, pour accréditer l’idée de démence. Parmi les témoins oculaires à qui il fut donné d’entendre Conselheiro parler, quelques-uns seulement ont décrit leurs réactions ; la plupart cependant étaient prédisposés à ne voir en lui que ce qu’ils voulaient y voir : des signes de déséquilibre mental et de fanatisme[76]. En réalité, il n’y a rien dans ses écrits qui indique quelque type de manie ou de comportement déséquilibré que ce soit. Des témoins plus objectifs s’émerveillaient au contraire de son affabilité et de sa sollicitude envers les victimes des vexations politiques et de l’arbitraire policier[75].

Si ses sermons développaient souvent des thèmes apocalyptiques, ils les empruntait à des sources liturgiques reconnues, en particulier à Missão Abreviada du prêtre et prédicateur itinérant portugais Manoel Couto ; le texte de ses homélies et de ses prêches, nonobstant leur insistance sur le péché individuel, la pénitence et l’imminence du jugement dernier, reflétaient une vision théologique en accord avec les enseignements de l’église au XIXe siècle, lors même qu’ils étaient susceptibles de choquer ceux qui avaient coutume de prendre moins littéralement les mises en garde apocalyptiques de la bible. La base de sa prédication étaient des homélies familières, insistant sur l’éthique, la moralité, les vertus du dur travail, et la piété[77], flétrissant tout autant les employeurs qui trompaient leur personnel que les employés qui commettaient des vols[75]. Il fulminait contre le protestantisme, la franc-maçonnerie, la laïcité, les juifs etc. mais le plus souvent prônait la pénitence, la moralité, la droiture et la dévotion, sans s’interdire de donner des contenus pratiques à sa prédication.

Millénariste, craignant et pressentant l’avènement de l’Antéchrist, et convaincu que la fin du monde était proche, laquelle serait précédée d’une série d’années de malheurs, Antônio Conselheiro esquissait une morale en accord avec l’imminence de la catastrophe finale et du jugement dernier subséquent : il était vain en particulier, dans cette perspective, de vouloir conserver fortunes et possessions, et le prédicateur exhortait donc ses fidèles à renoncer à leurs biens terrestres, voués de toute manière à sombrer dans une apocalypse prochaine. De même, il fallait abjurer les joies fugaces, repousser la plus légère pointe de vanité, et transformer sa vie sur terre en un rigoureux purgatoire. La beauté, visage tentateur de Satan, était à proscrire, spécialement la coquetterie féminine. Il préconisait la chasteté et en vint à éprouver une horreur absolue pour la femme, sur lesquelles il se refusait même à porter le regard. Paradoxalement, la vertu était comme une forme supérieure de la vanité, une manifestation d’orgueil, et du reste, il importait peu que les hommes commissent les pires excès ou qu’ils agissent vertueusement[78]. Si l’on en croit Da Cunha, ces conceptions devaient aboutir à quasiment abolir le mariage et à ce qu’une promiscuité et une débauche effrénées régnaient aussitôt à Canudos, faisant pulluler les enfants illégitimes. Dans cette même logique, le Conselheiro négligeait, lors des conseils quotidiens, d’aborder les aspects de la vie conjugale et de fixer des normes pour les couples nouvellement constitués : les derniers jours du monde étant comptés, il était superflu en effet de les gâcher par de vains préceptes, alors que le cataclysme imminent allait bientôt dissoudre pour toujours les unions intimes, disperser les foyers et emporter dans un même tourbillon vertus et infamies. Pour Antônio Conselheiro, il était plus expédient de s’y préparer par les épreuves et par le martyre, notamment par des jeûnes prolongés[79]. Entre-temps, ses adeptes s’efforçaient de soulager, dans la mesure de leurs moyens, l’extrême souffrance des pauvres, s’assurant ainsi un nombre sans cesse croissant d’admirateurs et d’affiliés à leur groupe.

C’est vers le milieu des années 1870 qu’il fut nommé Conselheiro (litt. conseiller), titre plus élevé que beato[note 2] — le beato, formellement consacré comme tel par un prêtre, mendiait en faveur des pauvres, là où un conselheiro était jugé apte à prêcher et à dispenser des conseils en matière tant spirituelle que profane, p.ex. au sujet de mariages difficiles ou d’enfants désobéissants. Il sut aussi se faire de nombreux adeptes parmi les restants de la population indienne[80].

Sa présence dans les bourgs finit par être source de tension et d’irritation chez les propriétaires fonciers et chez les autorités, quoique ses rassemblements ne fussent jamais — du moins jusqu’à l’incident de Bom Conselho (actuelle Cícero Dantas) — entachés d’aucun débordement ; il prévenait au contraire contre la désobéissance civique et religieuse[75]. Il avait des idées très arrêtées sur la justice sociale et s’opposa personnellement et vigoureusement à l’esclavage, tant dans ses prêches que dans ses écrits, s’attirant la colère des grands fermiers et des autorités. Par suite de l’abolition, le nombre de ses ouailles s’accrut considérablement, et il est estimé que plus de 80 % en étaient d’anciens esclaves.

Bien que de doctrine orthodoxe, il marqua son opposition à la hiérarchie de l’Église catholique romaine, qui avait selon lui terni la gloire de l’Église et faisait allégeance au démon, et vint, par ses prédications, à faire de l’ombre aux capucins ambulants des missions catholiques. Plus précisément, Conselheiro, comme du reste la majorité du clergé campagnard local, se rebiffait contre les tentatives entreprises par l’Église de restaurer l’autorité du Vatican, craignant que les campagnes visant à introduire la néo-orthodoxie dans le sertão fussent dommageables à la tradition locale et à l’autonomie des paroisses rurales[81]. Il pensait que la monarchie était une émanation de Dieu et que la république fraîchement proclamée, instituant la séparation de l’Église et de l’État et le mariage civil, était moralement répréhensible et appelée à ruiner le pays et la famille, représentant donc une sorte de nouvel Antéchrist. Il intensifia sa critique politique et sut ainsi, autour de ces positions, rallier à lui tout le mouvement social, exacerbant jusqu’à la terreur hystérique la nervosité générale qui régnait chez les grands propriétaires terriens, les ecclésiastiques et les autorités gouvernementales.

Antônio Conselheiro finit donc par attirer sur lui l’attention des autorités, tant ecclésiastiques que politiques. Constatant avec dépit qu’il était venu à passer pour un saint homme et pour un messie, et finissant par s’irriter de ses prédications dans les petites églises des arrière-pays et de ses critiques de plus en plus acerbes envers l’église officielle, l’archevêque de Bahia décida de mettre un terme à la bienveillance de l’église rurale vis-à-vis de « l’hérésiarque » et adressa en 1882 à tous les curés de paroisse une note circulaire épinglant les doctrines superstitieuses et la morale « excessivement rigide » par lesquelles Conselheiro « trouble les consciences et affaiblit en conséquence l’autorité des Pères des paroisses de ces lieux », interdisant aux prêtres de laisser Antônio Conselheiro approcher leurs ouailles et qualifiant Antônio Conselheiro d’apostat et de dément.

Son opposition politique monta en puissance en 1893, lorsque, à la faveur de l’autonomie communale octroyée par la nouvelle autorité centrale, et comme il se trouvait alors à Bom Conselho, apparurent, sur les panneaux d’affichage communaux, des édits annonçant le recouvrement des impôts ; selon la version de Da Cunha, Conselheiro, irrité, rassembla les habitants un jour de marché et ordonna de faire un bûcher de ces panneaux, prêchant ouvertement, au milieu des cris séditieux, la désobéissance aux lois[82]. Mais peut-être ne fut-il que le témoin (sans être l’instigateur) de la destruction par le feu de ces placards fiscaux républicains, acte de défi qui, au demeurant, n’en était qu’un parmi d’autres et faisait partie alors d’une campagne d’opposition politique à l’échelle de tout l’État de Bahia ; en effet, des incidents similaires avaient eu lieu dans nombre d’autres villes et villages, dont certains furent même entièrement pillés par des bandes d’émeutiers, déprédations auxquels ne se livrèrent jamais les adeptes d’Antônio Conselheiro[83]. En tout état de cause, cet incident le mit directement dans le collimateur des forces de répression du nouveau régime[note 3].

À Canudos, il exerça une influence apaisante sur ses adeptes. En 1893, une fois terminés les travaux de réfection qu’il avait engagés sur l’église ancienne, celle-ci fut reconsacrée par le curé de Cumbe, le père Sabino, avec accompagnement musical et feu d'artifice : il semble donc qu’il ait, une fois installé à Belo Monte, relâché quelque peu son austère rigorisme moral[84].

Belo Monte : genèse et expansion

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La violence éclata finalement en 1893, quand les conselheiristas, après qu’ils se furent rebellés ouvertement à Bom Conselho et protesté contre les impositions décidées par le nouveau gouvernement républicain, puis, mesurant la gravité de leur forfait, eurent pris le parti de quitter la localité en prenant la route du nord en direction de Monte Santo, furent pris en chasse par une importante force de police, partie de la capitale de l’État, où l’on avait eu connaissance des événements de Bom Conselho. Maciel/Conselheiro et ses sectateurs, dont le nombre n’excédait pas alors les deux cents hommes et femmes[84], furent rejoints par ledit détachement de police à Maceté, entre Tucano et Vila do Cumbe (dans l'actuelle municipalité de Quijingue). Les trente policiers bien armés et sûrs d’eux-mêmes se heurtèrent pourtant à de vaillants jagunços, par qui ils furent mis en déroute et contraints de fuir. Antônio Conselheiro et ses adeptes, redoutant des persécutions plus énergiques, préféraient à présent éviter les endroits peuplés et se dirigèrent vers le « désert », vers la caatinga, certains d’y trouver un abri sûr dans la nature sauvage et difficilement accessible. Ce raisonnement se confirma, car les 80 soldats d’infanterie dépêchés de Salvador ne dépassèrent pas Serrinha, où ils firent demi-tour sans avoir osé s’aventurer plus avant dans le sertão.

En 1893, las peut-être de tant de pérégrinations à travers les hautes terres de l’intérieur, et se trouvant alors hors-la-loi, Conselheiro résolut d’établir, sur la rive nord du fleuve Vaza-Barris, un foyer de peuplement permanent pour sa troupe sans cesse grandissante de quasi-insurgés. La raison pour laquelle il décida de se fixer demeure peu claire ; il est communément admis qu’il cherchait à se soustraire aux poursuites en se retranchant dans un lieu situé très à l’écart ; cependant, le lieu choisi, Canudos, ne remplissait cette condition, comme nous le verrons, que partiellement ; néanmoins, la thèse de la recherche d’une planque paraît plausible, car s’il avait poursuivi sa vie d’errance, il eût été entraîné sur la pente de conflits toujours plus nombreux et plus virulents, à cause de son ascendant toujours croissant sur la population et de la consécutive irritabilité toujours plus grande qu’il eût suscitée chez les autorités tant ecclésiastiques que civiles. S’y ajouta qu’il avait, avec sa possible participation aux déprédations de propriétés de l’État à Soure, fourni motif à arrestation et corroboré la réputation de meneur de bande qu’on lui avait accolée ; s'il avait continué sa vie publique antérieure, il eût été donc assuré de subir des poursuites policières[85]. Il est à signaler ici que Maciel avait déjà fondé, sous l’égide du curé (et futur député fédéral) Agripino Borges, vers la fin de la décennie 1880, la colonie-refuge de Bom Jesus, dans la municipalité d’Itapicuru, ce qui est considéré comme sa première tentative de créer une communauté sédentaire ; toutefois Maciel ne s’y fixa point lui-même et reprit bientôt son bâton de pèlerin[86]. La colonie de Bom Jesus devint indépendante d’Itapicuru en 1962 (après plusieurs tentatives antérieures) sous le nom de Crisópolis. L’église bâtie par Antônio Conselheiro existe toujours et serait en bon état[87].

Le lieu que choisit Maciel en 1893 pour fonder un nouveau village se situait à 70 km environ (à vol d’oiseau) au nord du bourg de Monte Santo, dans l’extrémité nord-est de l’État de Bahia, au milieu des montagnes, et se nommait Canudos, du nom d’une exploitation agricole (fazenda), abandonnée par ses propriétaires, que jouxtait un hameau d’une cinquantaine de masures de torchis éparpillées, lequel hameau, quand Antônio Conselheiro y arriva vers 1893, était (selon la vision traditionnelle) au dernier degré de délabrement, avec des abris à l’abandon, des cabanes vides ; outre une vieille église, subsistait également, sur le flanc nord du mont de la Favela, à mi-pente, l’ancienne demeure du propriétaire, en ruine, privée de sa toiture, réduite aux murs extérieurs[88]. Le nom du lieu s’explique par la présence de canudos-de-pito, solanacées qui proliféraient le long de la rivière et pouvaient fournir des pipes jusqu’à un mètre de long.

Cependant, cette vision traditionnelle doit être nuancée. En effet, contrairement à une légende tenace, Canudos n’était nullement un domaine abandonné, à la dérive, mais menait, avant l’arrivée d’Antônio Maciel, une existence en qualité de hameau, peuplé d’un certain nombre d’habitants et pouvant faire état d’une école, fondée en 1881, et d’une chapelle vouée à saint Antoine. Dans ce qui sera plus tard appelé la vieille église (Igreja Velha), le père Vicente Sabino, prêtre attaché à la paroisse civile (freguesia) de Cumbe, située à une centaine de km au sud, venait lire de temps à autre une messe et y baptisait les enfants nés dans l’entre-temps de ses visites et, s’il y avait lieu, mariait par la même occasion leurs géniteurs[89].

La même légende veut d’autre part, conformément au topos d’une communauté fanatisée, mystérieuse et coupée du monde extérieur, que Canudos fût géographiquement et économiquement écartée et isolée. Pourtant, il n’en est rien : dans cette petite localité convergeaient plusieurs routes commerciales importantes, qui reliaient la région aux grandes voies de communication du fleuve São Francisco, ainsi qu’aux sertões du Pernambouc, du Piauí et du Ceará, et aux zones côtières de la Bahia et du Sergipe. Voyageurs de commerce et muletiers passaient la nuit à Canudos, qui pouvait héberger deux marchands avec leur cargaison[22].

À l’époque coloniale, le domaine et les terres environnantes faisaient probablement partie des immenses sesmarias dévolues à la famille Casa da Torre au XVIe siècle. Au milieu du XIXe siècle, selon un document ecclésiastique, plusieurs propriétaires se partageaient déjà le territoire autour de Canudos. En 1890, la fazenda de Canudos était aux mains d’un certain Dr Fiel de Carvalho, propriétaire de plusieurs autres fazendas limitrophes, mais avait déjà cessé à ce moment-là d’être exploitée comme ferme d’élevage. Lorsque Maciel fonda Belo Monte, le domaine se trouvait formellement en possession de Mariana, fille de Fiel de Carvalho, et la fazenda de Canudos n’était donc « abandonnée » que pour autant qu’elle se trouvait en jachère et que son propriétaire, qui n’y demeurait pas, avait cessé de s’en servir aux fins d’élevage. La fondation de Belo Monte s’accompagna certes de l’occupation de terres d’autrui, mais les terres concernées étant alors non productives, les propriétaires légitimes ne pouvaient donc pas se tenir pour lésés. Au demeurant, dans le sertão du XIXe siècle, une telle pratique était usuelle et considérée comme légitime, à telle enseigne que cette démarche d’occupation ne sera jamais par la suite, dans le torrent de griefs qui leur seront adressés, imputée à crime aux Canudenses[22].

La fazenda se situait dans une zone fortement sujette aux sécheresses, mais bénéficiait de quelques conditions relativement favorables, dont en particulier le fait que de l’eau se trouvait à tout moment à la disposition en quantités suffisantes. En effet, si la pluviosité, de 600 mm en moyenne annuelle, classait la zone dans le peloton de queue du sertão, la fazenda était sise dans une boucle du Vaza-Barris, lequel, s’il ne charriait des eaux sur toute la durée de l’année qu’à partir de la localité de Jeremoabo, située à plus d’une centaine de km en aval, à Canudos en contrepartie se rejoignaient plusieurs bras de son cours supérieur, et une poche d’eau, qu’abritait la roche souterraine, faisait en sorte que de l’eau était disponible tout au long de l’année. Il est à souligner que les quatre années d’existence de Belo Monte s’inscrivent dans une fenêtre de normalité entre les sécheresses de 1888/1889 et de 1898[90].

Quant à l’arabilité des terres autour de Canudos, l’historien Pedro Jorge Ramos Vianna soutient que celles-ci, en raison de leur composition faite de « sédiments montagneux, d’alluvions de rivière et de vestiges d’un haut plateau », sont à considérer comme l’une des zones les plus fertiles du sertão nordestin et que, renfermant de l’argile et se déployant dans un paysage légèrement vallonné, elles se prêtent particulièrement bien à la mise en valeur agricole. Ce point de vue est confirmé d’abord par les témoignages de Canudenses survivants, puis postérieurement par trois études topographiques menées entre 1955 et 1986, qui firent état dans les environs de Canudos de terres d’une fertilité moyenne à haute[91]. Les principales cultures étaient le manioc, les haricots et le maïs ; mais sur les rives du fleuve croissaient également patates douces, pommes de terre, courges, melons et cannes à sucre. Des témoignages, tel celui d’un participant à la 3e campagne, qui déclara avoir aperçu dans les masures d’amples provisions de fromage, de farine de manioc, de café moulu etc., semblent indiquer que la population de Canudos ne vivait pas dans le besoin ; le contre-témoignage du capucin Marciano, envoyé par la hiérarchie catholique, reste sans doute sujet à caution. Il demeure toutefois qu’à Canudos, comme dans la plupart des lieux du sertão, les conditions de vie étaient rudes et des plus rudimentaires, que la pauvreté était la règle, et qu’une nourriture riche et abondante restait l’exception[92].

Il convient ici de noter que la documentation conventionnelle d’archive concernant la colonie de Canudos est peu abondante et dans certains cas suspecte. Les documents subsistants comprennent les deux livres de prières du Conselheiro, rédigés dans une écriture et un style fluides et exercés ; environ neuf dixièmes de leur texte sont constitués d’interpolations de prières et d’homélies puisées directement dans la bible ou d’autres sources liturgiques. Quelques-unes des chroniques écrites avant Os Sertões (Hautes Terres) sur Antônio Conselheiro mentionnent des lettres envoyées par lui ou par d’autres habitants de Canudos à des personnes extérieures, mais une seule source les reproduit toutes[93]. Quant aux comptes-rendus militaires (par le commandant de la 6e région militaire à Salvador), ils restent largement limités à des spécifications techniques sur l’approvisionnement. Les quelques témoignages directs de témoins oculaires apparaissent tous tendancieux[76].

La réputation de Canudos, que Conselheiro avait aussitôt rebaptisé Belo Monte, et que les adeptes tenaient pour un « lieu saint », se répandit rapidement à travers tout le nord-est du Brésil. Le lieu passa bientôt pour la terre promise et pour un pays de cocagne ; ces singulières espérances, partagées par beaucoup des arrivants, s’expliquent par le travail de persuasion des recruteurs de Canudos, en effet :

« les recruteurs de la secte s’efforcent de persuader le peuple que tous ceux qui veulent le salut de leur âme doivent aller à Canudos, car ailleurs tout est contaminé et perdu par la République. Mais là-bas il n’est même pas besoin de travailler, c’est la Terre Promise où coule une rivière de lait, et ses rives sont en gâteau de maïs[94]. »

De toutes parts arrivaient des caravanes de fidèles, — individus, familles au complet, parfois des portions entières de localités voisines —, qui avaient tous quitté leurs foyers, vendu parfois leur propriété, peu importe ce qu’avait rapporté cette vente, et transportaient maintenant avec eux leurs possessions, mobilier, autels portatifs, vers la nouvelle colonie[95]. D’anciens esclaves noirs, des Indiens déracinés et des métis appauvris et privés de terre affluaient en grand nombre. Deux églises et une école furent édifiées, et le commerce et l’agriculture étaient de mieux en mieux organisés[96]. Selon des estimations qui ont longtemps prévalu, établies sur la foi de chiffres fournis par l’armée (et reprises sans autre examen par l’historien Robert Levine), Canudos comptait déjà, un an seulement après sa fondation, 8 000 nouveaux habitants ; en 1895, sa population aurait augmenté à plus de 30 000 personnes (chiffre probablement plus proche de 35 000 à son apogée en 1895, après deux ans d’existence), qui occupaient 5 000 logements, ce qui en aurait fait, après Salvador, la plus grosse agglomération urbaine de l’État de la Bahia, qui à la fin du XIXe siècle était le deuxième État le plus peuplé du Brésil[note 4]. Ces chiffres sont mis en doute par Bartelt ; cependant, ainsi que nous le verrons, ces effectifs de population sont probablement à revoir à la baisse.

Vue du village de Canudos, avec à l'avant-plan l'une de ces maisonnettes de pisé élevées à la hâte. Photographie de Flávio de Barros.

Selon un témoignage[97], « quelques-unes des localités de cette commune et des communes avoisinantes, et cela jusqu’à l’État de Sergipe, restèrent sans le moindre habitant, si puissant fut cette alluvion de familles qui montaient vers Canudos, endroit choisi par Antônio Conselheiro comme centre de ses opérations. Et l’on souffrait de voir mise en vente sur les marchés une quantité si extraordinaire de bétail, de chevaux, de bœufs, de chèvres, etc., sans parler d’autres biens, offerts pour une bagatelle, comme des terrains, des maisons, etc. Le désir le plus grand était de vendre, d’obtenir de l’argent et d’aller le partager avec le saint Conselheiro. »

L’on parvenait, mettant en œuvre des moyens rudimentaires de construction, à bâtir jusqu’à douze maisonnettes par jour. L’agglomération, mélange chaotique de masures de fortune bâties au hasard avec des façades tournées de tous côtés, dépourvue de tout ordonnancement, se présentait comme un dédale inextricable de venelles fort étroites et tortueuses menant partout et tenant lieu de réseau de rues. Il n’y avait qu’une seule rue, au sens conventionnel du terme, dans le nord-ouest de l’agglomération. Les maisons, faites en pisé et se composant de trois pièces minuscules, et la plupart du temps aussi d’une cave, étaient chacune entourées de clôtures de broméliacées et d’un fossé, et pouvaient donc, en cas de besoin, faire fonction de réduit de défense. De plus, beaucoup de maisons étaient reliées entre elles par des tunnels souterrains, qui ont pu servir de casemates pendant le conflit[98]. Ces constructions, dont les murs étaient passés à la chaux et les toitures couvertes de plâtre, s’échelonnaient le long des chemins, puis s’éparpillaient sur les monts environnants. L’emplacement le plus bas de la ville était la place de l’église, qui jouxtait la rivière. De là, la ville s’étendait en montant, vers le nord et l’est. Enfin, la ville était cernée, dans toutes les directions, d’une couronne de tranchées creusées à même le sol, dissimulées par la végétation ; ces tranchées étaient appelées à jouer un rôle important lors des assauts successifs de l’armée républicaine.

Le fleuve, au lit creux et profond comme un fossé, ceinturait le village. Venaient y converger ces ravins aux versants escarpés, déjà évoqués ci-haut, qu’avait créés un vif processus d’érosion, et où coulaient en cascade, pendant la saison des pluies, d’éphémères affluents. Dans les hauteurs environnantes s’ouvraient des gorges étroites où passaient les chemins : celui d’Uauá, vers l’ouest ; de Jeremoabo, vers l’est ; des montagnes du Cambaio, vers le sud-ouest ; et de Rosario, vers le sud.

L’ameublement des habitations se limitait à un banc rudimentaire, deux ou trois escabeaux, quelques caisses de cèdre et paniers, et des hamacs. Le ménage n’avait à sa disposition que quelques ustensiles rares et grossiers. Une panoplie d’armes complétait l’équipement : le jacaré (grand couteau à large lame), la parnaíba (coutelas long comme une épée), l’aiguillon (long de trois mètres et à pointe ferrée), des gourdins (creux, remplis à moitié de plomb), des arbalètes et des fusils. Parmi ces derniers, on note la canardière à grenaille, le tromblon (lançant pierres et cornes), la carabine, et l’escopette (au canon évasé)[99].

Des vêtements crasseux et en lambeaux composaient tout l’habillement des habitants. Les poitrines se garnissaient de chapelets, de scapulaires, de croix, d’amulettes, de dents d’animaux, de reliques et de phylactères[100].

Composition et origine sociale de la population canudense

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La plupart des migrants, qui ne furent que quelques centaines au début, n’avaient que peu à perdre ; mais même pour ceux-là, rejoindre Canudos requérait de la hardiesse, car peu de sertanejos quittaient jamais leur terre de façon permanente sauf en cas de dure nécessité. De façon générale, les habitants de Canudos présentaient un éventail socio-ethnique beaucoup plus large qu’il est admis traditionnellement[101]. Les adeptes de Conselheiro étaient loin d’être tous pauvres et de teint foncé, comme l’affirme Da Cunha. Certains habitants avaient même été riches dans leur vie antérieure : un homme avait vendu trois maisons avant de rejoindre la colonie avec sa famille, et l’on connaît aussi le cas de deux propriétaires de ferme chez qui Antônio Conselheiro s’était arrêté quelques années auparavant et qui avaient vendu leur bien pour rejoindre la communauté[102].

Pour rappel, la population du sertão nordestin est le fruit du métissage brutal des ethnies indigènes avec l’envahisseur portugais (et leurs descendants) et, dans une moindre mesure, avec les esclaves d’origine africaine. Selon le recensement de 1890, cette population se composait à 23,9 % de blancs, à 17,5 % de noirs, à 6 % de mamelucos ou caboclos (métis de blanc et d’Indien) et à 52,6 % de mulâtres (mestiços). La composition ethnique de Canudos concordait largement avec cette répartition, sans doute mieux que n’étaient prêts à l’admettre la presse et les élites du littoral. Y étaient majoritaires en effet les gens de couleur, à la peau cuivrée[103]. Canudos comptait de nombreux mamelucos, venus de villages avoisinants à prédominance aborigène, créés par les missions catholiques à l’époque coloniale[104]. Occasionnellement, des Indiens Kiriri, Kaimbe et Tuxá s’installaient dans les zones périphériques de l’agglomération, et allaient plus tard se battre « à l’arc et à la flèche » aux côtés des Canudenses[105]. S’y rencontraient aussi des gens originaires des villages de nègres marrons implantés sur les rives du fleuve Itapicuru[note 5] ; on se rappellera à ce propos l’opposition d’Antônio Conselheiro à l’esclavage, et le fait qu’il suggéra dans ses écrits que la république avait été infligée à la monarchie comme un châtiment pour avoir tant tardé à affranchir les esclaves. Attendu que beaucoup de résidents de Canudos étaient de peau très sombre, il est hautement probable que parmi ceux qui rejoignirent le sanctuaire d’Antônio Conselheiro figuraient de nombreux esclaves affranchis à la suite de l’abolition de 1888, mais qui avaient opté pour Canudos comme solution de rechange à la vie misérable généralement dévolue aux anciens esclaves[105],[106]. La colonie ne comprenait donc pas que des caboclos, mais un large échantillonnage de groupes ethniques, raciaux et sociaux[105]. Un observateur releva une différence entre les logis construits par les caboclos et ceux bâtis par d’anciens esclaves. Les femmes noires se seraient habillées selon la coutume africaine[107].

La population de Canudos, loin donc d’être ethniquement et socialement homogène, reflétait assez fidèlement, à l’exception sans doute d’une couche supérieure blanche, la réalité du sertão à la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire un territoire caractérisé par une croissance démographique au-dessus de la moyenne, que peuplaient quelques vestiges des anciennes populations indigènes, une forte majorité de travailleurs agricoles peu ou pas formés, une mince couche moyenne de négociants et de commerçants ainsi que de vaqueiros, et quelques bonnes familles aisées, en plus de servir de terre d’attache pour anciens esclaves. Quelques-uns des marchands de Belo Monte possédaient des quantités notables d’argent et de terres. Les jeunes gens n’étaient pas seuls à migrer vers Canudos ; des familles dans leur totalité, sans exclure les vieillards, s’y résolvaient. Dans ceux qui faisaient cortège à Maciel peu avant la fondation de Belo Monte, l’élément féminin était en nette majorité, même si plusieurs hommes seuls, tels que Pajeú ou João Abade, avaient aussi rejoint la troupe[108].

Tout au long de l’existence normale de Canudos, les habitants apparaissaient en somme peu différents des autres habitants du sertão. Si les femmes pouvaient sembler décrépites aux visiteurs dès l’âge de vingt ans, cela n’est pas imputable à quelque fanatisme ; l’espérance de vie dans les campagnes du Nordeste ne dépassait guère 27 ans dans les années 1890, pour les femmes comme pour les hommes[109]. Globalement, le nombre de femmes était supérieur à celui des hommes dans une proportion de 1 pour 2. Que les femmes veuves ou abandonnées par leur mari, qui en règle générale connaissaient une vie très difficile, à moins d’avoir de solides liens familiaux, aient cherché massivement refuge à Canudos fournit une explication possible de ce phénomène[109]. Vers la fin, les femmes se retrouvèrent plus nettement encore en surnombre, par suite de la désertion de nombreux hommes dans les derniers mois, abandonnant souvent femme et enfants, et par le fait que les femmes étaient plus fidèles (paradoxalement, eu égard à la misogynie du chef) à Antônio Conselheiro[109]. Une photo des survivants du siège, prise par le photographe professionnel Flávio de Barros, montre que la plupart des femmes étaient jeunes, non de vieilles mégères, comme l’insinue Da Cunha. Certes, la plupart des personnes sur cette même photo sont des noirs ou des caboclos, mais plusieurs sont blanches, autant que l’était Da Cunha lui-même[110]. Certaines femmes étaient des femmes blanches de bonne famille, et quelques-unes même amenèrent avec elles de l’argent, des bijoux, et d’autres objets de prix ; la piété, plus que tout autre mobile, les attachait à la ville sainte[111]. Dans les fiches du Comité Patriótico, organisation caritative fondée durant la dernière phase de la guerre, 41 sur les 146 femmes et enfants qui purent être sauvés sont décrits comme étant blancs, souvent avec la mention « blanc, blond et de bonne famille ». Ces constats suffisent à invalider la vision qui prévalait alors et selon laquelle les adeptes d’Antônio Conselheiro étaient tous des paysans caboclo.

Il y avait parmi les Canudenses un millier environ de sertanejos qui avaient été vaqueiro ; certains ont pu être des déserteurs de l’armée ou de la police, d’autres avaient été, avant l’abolition, des esclaves fugitifs ou des serfs. Da Cunha, et avec lui d’autres auteurs, les désigna collectivement du terme péjoratif de jagunços, lequel signifie membre d’une milice privée de grand propriétaire, ou plus vaguement individu métissé, virile, aventureux, imprévisible, querelleur et turbulent de caractère, alors que même à Canudos, seul un petit nombre (les gardes du corps d’Antônio Conselheiro et quelques-uns de ses combattants) eussent mérité ce qualificatif. C’est dans leurs rangs qu’Antônio Conselheiro recrutait ses combattants ; ceux-ci étaient invariablement munis de couteaux et de carabines et possédaient une connaissance intime de la topographie. Les vaqueiros, ayant à faire paître leur bétail, parcouraient des espaces larges et ouverts, où ils devaient affronter un terrain rocailleux recuit par le soleil, les maladies épizoötiques du bétail, l’alternance de pluies torrentielles et de sécheresses, et, au besoin, se défendre contre les voleurs de bétail et les maraudeurs. Ces gardians vêtus de cuir avaient une farouche résilience au combat, attachaient peu de prix à leur vie, et, lorsqu’enrôlés dans les forces armées, n’avaient pas leur pareil comme cavaliers et comme fantassins[101].

Une mention particulière doit être faite d’un certain nombre de commerçants qui, dès l’époque de la prédication itinérante d’Antônio Conselheiro, avaient perçu le potentiel économique de son mouvement. Aussi les deux marchands qui résidaient à Canudos en 1893 n’avaient-ils aucune raison de choisir le large quand Antônio Conselheiro vint s’y installer avec sa suite. En effet, il emmenait avec lui des centaines de gens qui, quelque pauvres que fussent la plupart d’entre eux, avaient malgré tout besoin de produits de consommation de base, et étaient aptes à fabriquer des produits susceptibles d’être vendus ensuite. Les marchands ambulants firent bientôt figurer Belo Monte sur leur itinéraire habituel. Vu qu’aucun impôt n’était prélevé à Canudos, les commercants canudenses bénéficiaient d’un avantage concurrentiel par rapport à leurs collègues[112].

Géographiquement, les Canudenses étaient pareillement d’origine fort diverse, venant dans une mesure égale de zones rurales et urbaines, et de toutes les parties du Nordeste, et pas seulement des villages et hameaux du haut sertão ; il en arrivait aussi du Recôncavo, des localités du tabuleiro côtier, d’Alagoinhas, et de hameaux sis à plusieurs centaines de km de distance dans le Pernambouc et dans la Paraíba, et parfois de lieux aussi éloignés que Fortaleza, dans le Ceará, et Itabaianinha, dans le Sergipe[113]. Des troupeaux de bétail affluaient de la région de Jeremoabo, de Bom Conselho et de Simão Dias. Toutefois, la majorité des Canudenses était formée de campagnards venus des localités circonvoisines. L’aire de recrutement des immigrants canudenses peut, schématiquement, être subdivisée en trois zones :

  1. une première, constituée d’une proche couronne de 20 km de diamètre, à partir de laquelle des sympathisants de Canudos pouvaient faire la navette vers la colonie sans nécessairement s’y fixer à titre permanent ou définitif ;
  2. une deuxième, qui correspond au territoire où Maciel avait naguère accompli ses missions de prédication et où il était personnellement connu des habitants. Cette zone s’étend depuis la frange littorale dans le nord de Bahia et le sud du Sergipe, jusqu’au bourg de Jeremoabo, et comprend une dizaine de communes. Après la fondation de Canudos, cette zone tendit à s’agrandir vers le nord et vers l’ouest, au fur et à mesure que les Canudenses, et Maciel lui-même, y nouait des contacts ;
  3. une troisième zone de recrutement enfin, s’étendant au sud jusqu’à la Chapada Diamantina, à l’ouest jusqu’au fleuve São Francisco, et au nord et au nord-est jusqu’au Pernambouc et au Ceará[114].

Un millier de personnes environ (800 « compères résolus » et 200 « femmes et enfants », dont parla le capucin Marciano dans son rapport) formaient le noyau dur, et probablement la majorité de la population fixe de Canudos : ce sont ceux qui observaient les règles de la communauté, ce qui impliquait e.a. qu’ils cédassent une grande partie de leurs possessions. D’autre part, une population flottante prenait part à la vie religieuse de la communauté, sans pour autant résider à titre permanent à Canudos ; au contraire, ils gardaient leurs huttes (même si l’on peut supposer qu’une partie d’entre eux disposait de gîtes temporaires dans la colonie) et leur lopin de terre donné à bail dans les environs immédiats et continuaient de s’insérer comme auparavant dans la structure socio-économique traditionnelle autour du coronel. Ils ont pu être attirés dans Canudos par les pratiques religieuses, par la figure du Conselheiro, ou parce qu’ils y voyaient la perspective de quelque petit négoce[115]. Si le noyau central et une partie de la population partageaient, en dépit de mobiles divergents, le même engagement pour le projet Belo Monte, avec une même ardeur et le même esprit de sacrifice, le gros des Canudenses en revanche ne s’engageait guère autrement qu’en paroles, souvent s’en servaient comme alibi d’une attitude intéressée, et n’étaient pas disposés à prendre un quelconque risque. Du reste, cette hétérogénéité des attitudes ne pouvait surprendre que ceux qui voulaient croire à une secte monolithique et fanatique. En fait, Belo Monte était une structure sociale ouverte, et il suffisait, pour y être admis librement, de manifester un anti-républicanisme suffisamment crédible[116].

Les flux de migrants vers Canudos finirent par se répercuter sur les chiffres de population de quelques bourgs voisins. Ainsi, Queimadas déclina de 4 500 habitants env. en 1892, à seulement trois maisons habitées en . Jusqu’à 5 000 adultes masculins d’Itapicuru auraient élu domicile à Canudos, de même que 400 de Capim Grosso, un grand nombre de Pombal, 300 d’Itabaianinha dans le Sergipe, et un fort contingent d’Itiúba en Bahia. Une pénurie de main-d’œuvre commençait à se faire sentir avec acuité[96].

Beaucoup d’habitants s’enfuirent dans les derniers mois de la bataille, et tout à la fin, il ne restait plus que quelques centaines de femmes et d’enfants[117].

Canudos n’était, administrativement parlant, qu’un arraial, un hameau à l’intérieur d’un município, une commune, mais ce nonobstant était l’une des agglomérations les plus peuplées de la Bahia. Le nombre d’habitants de Canudos fut et reste l’objet de controverses et les estimations de ses effectifs de population oscillent entre 10 000 et 35 000 habitants. Il est à noter tout d’abord que le chiffre de population de Canudos a fortement varié au cours de ses quatre années d’existence[118].

Également controversé est le nombre des accompagnateurs d’Antônio Conselheiro avant la fondation de Belo Monte en 1893. Un correspondant du Jornal de Noticias de Salvador estima ce nombre, peu avant la fondation de Canudos, à 3 000 hommes, femmes et enfants ; un autre observateur dénombra vers la même époque une à deux centaines de combattants, en constatant que les femmes comptaient pour deux tiers dans le groupe entier. Si on comptabilise les femmes et les hommes inaptes au combat, ce sont quelque 800 à 1 000 personnes qui se fixèrent dans la fazenda de Canudos, où ils trouvèrent, en supposant fiables les données de Da Cunha sur ce point, un groupe de 250 résidants déjà installés[119].

La population de la colonie, qui dans les années qui suivirent connut un afflux continuel, fut chiffrée par le capucin Marciano, seul témoin à avoir séjourné plusieurs jours dans la communauté, à « un millier de compères résolus, parmi lesquels 800 hommes toujours en armes, et leurs femmes et enfants ». Sur cette base, la population de Canudos fut ensuite estimée, en postulant pour chaque homme une famille de cinq membres, à un effectif total de 5 000[120].

Les estimations les plus anciennes de la population de Canudos s’alignaient sur les chiffres fournis par l’armée. Le major Febrônio de Brito, commandant de la deuxième expédition, estima le nombre des hommes armés d’abord à 3 000, puis à 4 000, et l’ensemble de la population masculine adulte entre 5 000 et 8 000. On a toutes les raisons de soupçonner que les chiffres de population furent délibérément gonflés par les commandements militaires successifs afin d’inciter le public à chercher l’explication de leurs déplorables échecs dans la puissance de l’adversaire plutôt que dans leur propre impéritie[120]. Il est vrai aussi que la tactique de guérilla, faisant intervenir de petites unités mobiles « invisibles », peut donner à l’armée régulière l’impression d’avoir affaire à un nombre plus important d’adversaires et les porter à surestimer involontairement leur nombre[121].

À la fin des hostilités début , le général Arthur Oscar, commandant en chef de la dernière expédition, nomma une commission chargée de dénombrer les maisons de Canudos ; cette commission aboutit au chiffre de 5 200 maisons, sur la foi de quoi la population totale de Canudos fut établie à 25 000 personnes. Manoel Benício, reporter du Jornal do Commercio, qui eut vis-à-vis de l’armée une attitude critique et qui fut d’ailleurs bientôt éconduit sous la pression du Clube Militar, entreprit pour sa part, avec l’aide de quelques autres, de faire le décompte des maisons et serait arrivé à un résultat ne dépassant pas les 1 200, à quoi il fallait certes ajouter deux centaines situées dans les différents prolongements de l’agglomération ; précisant qu’« à coup sûr, il n’y a pas plus de 2 000 maisons », il aboutit à un chiffre de population de 7 500 à 8 000, dont, peut-être, 1 500 combattants[122]. Le colonel Carlos Telles, qui combattit à Canudos, écrivit : « Canudos n’a qu’un millier de maisons, ou un peu plus, mais certainement pas 4 000 à 5 000, ainsi qu’on l’affirme généralement ; j’estime le nombre initial des jagunços à 600 au maximum. De ceux-là, il n’a pas dû rester plus de 200 après l’offensive du 18 juillet[123]. » En outre, des recherches plus récentes ont soulevé des doutes quant à la capacité de Canudos de nourrir une population de 25 000 à 30 000 personnes[124].

La colonie de Canudos hébergeait aussi tout un peuplement temporaire. Si Canudos connaissait un afflux continuel, il y eut en même temps un va-et-vient incessant, en particulier de personnes venant d’une couronne proche, d’une vingtaine de kilomètres de diamètre, qui avaient donc la possibilité de maintenir des liens avec la communauté et prendre part à la vie communautaire, mais sans nécessairement y fixer domicile de manière durable[121].

Quoi qu’il en soit, même en admettant seulement 10 000 habitants, Canudos eut un impact considérable sur la structure sociale et économique de la région. En peu de temps y surgit en effet un acteur économique important, qui non seulement fit naître des opportunités de marché, d’échanges et de débouché, mais agit aussi comme une pompe aspirante, prélevant du potentiel dans d’autres lieux et y créant des pénuries, en particulier de main-d’œuvre, susceptibles d’entraîner à leur tour des conséquences économiques et politiques[121].

Motivations

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La revue Revista Ilustrada, d’Angelo Agostini, vecteur de propagande républicaine sous l’Empire, représenta le Conselheiro de manière caricaturale, avec ici une suite de bouffons armés d’antiques tromblons, s’efforçant de faire barrage à la République. Exemple de la façon dont la presse de l’époque réagit au messianisme de Maciel.

Pour rendre compte d’un exode aussi massif vers la colonie de Canudos, la seule privation matérielle, aussi fortement que les Canudenses eussent eu à en souffrir dans leur vie antérieure, n’est un facteur explicatif ni nécessaire ni suffisant. Le facteur déterminant propre à déclencher la mobilisation millénariste et à pousser à l’exode fut sans doute ce que Robert Levine appelle la déroutinisation générale de la vie quotidienne, le fait que, par un changement politique profond, les catégories normales à travers lesquelles la réalité sociale était jusque-là appréhendée ne s’appliquaient plus désormais[125]. Nombre de ruraux se méfiaient du nouvel ordre laïc républicain, et d’aucuns ont même pu interpréter les nouvelles pratiques d’état civil et certaines questions du recensement relatives à l’ascendance raciale comme une menace de restauration de l’esclavage, aboli par la monarchie un an avant la chute de celle-ci. Par ses efforts à étendre ses pouvoirs jusque dans les terres intérieures les plus écartées, le nouvel État républicain représentait un bouleversement structurel proprement cataclysmique. Même l’élection d’un président au lieu de l’investiture à vie d’un monarque paternel suscita des craintes. La prédication de Conselheiro comportait une critique de cet ordre républicain existant et offrait l’alternative d’un univers symbolique (potentiellement explosif) différent[126]. Beaucoup de sertanejos choisirent donc de chercher refuge à Canudos, colonie collectiviste dirigée par un patriarche protecteur, et d’y mener une vie collective structurée, comme moyen d’atteindre la rédemption individuelle. La plupart des prédications d’Antônio Conselheiro exigeaient simplement une moralité personnelle et un travail assidu, en échange d’une protection spirituelle contre le monde temporel corrompu et en proie à la crise économique. Les croyants pouvaient y mener une vie disciplinée en accord avec les préceptes catholiques, à l’abri à la fois des infamies modernes et de la faim et du besoin. Canudos n’attira pas les déviants et les fanatisés, mais des hommes et femmes rationnels qui, se sentant désormais aliénés dans leur société, recherchaient la rédemption en allant volontairement vivre dans un environnement pénitentiel régulé et sécurisé, en acceptant volontairement un ensemble de préceptes à même de donner à leur vie une structure et une direction rassurantes. À leur arrivée à Canudos, les résidents se voyaient assigner un travail et vivaient selon une routine qui dut apporter un sentiment de sécurité à des gens traumatisés par les privations et par les vicissitudes de la sécheresse, des querelles de clan et de la précarité économique[127].

Les succès de Canudos face aux attaques militaires agirent comme un aimant sur les populations du sertão. Un article du Diário da Bahia du indiqua : « Des personnes du sertão nous rapportent qu’à la nouvelle de la défaite de l’expédition, on a tiré des feux d'artifice et sonné les cloches dans de nombreuses localités, et que des familles entières ont inconditionnellement tout abandonné derrière elles ou tout vendu pour se joindre au saint homme ». Le correspondant de Gazeta de Notícias () rapporta que « la moitié de la population de Tucano et d’Itapicuru avait transféré sa résidence vers Canudos »[120].

Cependant, la décision de partir à Canudos avec la famille entière ne se prenait pas toujours après rupture de tous les ponts, comme le voulait le topos contemporain en vigueur dans le littoral. La guerre terminée, il apparaîtra qu’en réalité beaucoup de prisonnières canudenses « avaient gardé par devers elles des biens, dont elles se proposaient de vivre après les combats ; d’autres, ayant toujours l’avenir en vue, avaient laissé leurs biens sous la tutelle de membres de leur famille ou d’amis (…). Ainsi que cela nous fut confirmé par beaucoup d’officiers, la majorité des papiers découverts à Canudos consistaient en contrats d’achat de maisons et de terres »[115].

Sans conteste, Antônio Conselheiro était ouvertement monarchiste et prêchait contre la République. Sa pensée politique reposait sur le principe que tout pouvoir légitime est l’émanation de la toute-puissance éternelle de Dieu et reste soumis à une règle divine, tant dans l’ordre temporel que spirituel, de sorte que, en obéissant au pontife, au prince, au père, à celui qui est réellement ministre de Dieu en vue de l’accomplissement du Bien, c’est à Dieu seul que nous obéissons. Il reconnaissait la légitimité de la monarchie en tant que mandataire du pouvoir divin, à l’opposé de l’illégitimité de la République : le digne prince, dom Pedro III, affirmait-il, détient le pouvoir légitimement constitué par Dieu pour gouverner le Brésil ; c’est le droit de son digne grand-père, dom Pedro II, qui doit prévaloir, nonobstant qu’il ait été trahi, et par conséquent sa famille royale seule est habilitée à gouverner le Brésil[128]. Au frère capucin Marciano, qui visita Canudos en 1895, Antônio Conselheiro déclara : « du temps de la monarchie, je me suis laissé emprisonner parce que je reconnaissais le gouvernement ; aujourd’hui, je ne le ferai pas, car je ne reconnais pas la République. »[129] Cependant, comme le souligne Da Cunha, « il n’y a pas là la moindre intention politique ; le jagunço est aussi inapte à comprendre la forme républicaine que celle de la monarchie constitutionnelle. Toutes deux sont à ses yeux des abstractions inaccessibles. Il est spontanément l’adversaire de l’une et de l’autre. Il se trouve dans la phase de l’évolution où seule peut se concevoir la domination d’un chef sacerdotal ou guerrier. » Antônio Conselheiro prêchait le salut pour l’âme prise individuellement, non pour la société rurale, ou à fortiori, brésilienne tout entière. Il ne cherchait pas à imposer ses visions à d’autres et sa doctrine ne représentait donc pas une menace du point de vue du comportement social général. La violence fut portée contre Canudos ; elle n’avait pas été exportée depuis Canudos vers la région circonvoisine[130].

C’est donc à tort que les autorités de Rio de Janeiro voulurent faire de Canudos un élément d’un vaste complot monarchiste contre le nouveau régime, bénéficiant de complicités dans la capitale, voire de soutiens à l’étranger, en particulier d’Angleterre. Ce qui en effet ressort des lettres, des écrits de toutes sortes, des vers qui furent découverts à Canudos après sa liquidation par l’armée, est une religiosité diffuse et incongrue, dont les tendances messianiques n’avaient pas de portée politique bien affirmée. Les Canudenses ne s’opposaient à l’ordre républicain nouvellement établi que dans la mesure où, croyant à l’imminence du règne promis de Dieu, ils percevaient dans la République le triomphe temporaire de l’Antéchrist. Da Cunha, par un parti-pris propre aux élites républicaines du littoral, voudra voir dans Canudos, en substance, la révolte d’une société anachronique, restée, par son isolement géographique et culturel séculaire, à l’abri des évolutions et des mouvements de civilisation extérieurs, et refusant violemment l’irruption brutale de la modernité incarnée par la République. Ce qu’exprime Da Cunha en ces termes :

« Nous reçûmes à l’improviste la République, comme un héritage inattendu. Soudain, nous nous élevâmes, entraînés par le torrent des idéaux modernes, et laissant, dans la pénombre séculaire où ils gisent au centre du pays, un tiers de nos gens. Trompés par une civilisation d’emprunt, moissonnant, dans un travail aveugle de copistes, tout ce qui existe de meilleur dans les codes organiques des autres nations, nous sommes parvenus, en usant de révolutions et en refusant de transiger si peu soit-il avec les exigences de notre propre nationalité, à aggraver le contraste entre notre façon de vivre et celle de ces rudes compatriotes, qui sont plus étrangers dans ce pays que les immigrants d’Europe. Car ce n’est pas la mer qui les sépare de nous, ce sont trois siècles (…)[131]. »

Structures de pouvoir et centres de décision

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Les recherches récentes ont mis au jour la présence à Canudos de stratifications sociales et fonctionnelles, et d’un système hiérarchique de répartition des pouvoirs, notamment au sein du groupe dirigeant, lequel n’était pas exempt de tendances divergentes et de frictions.

Le mouvement de Canudos était porté par un noyau fonctionnellement différencié d’individus haut placés. Dans le domaine strictement religieux, Maciel avait sous ses ordres un groupe restreint de beatos et beatas (dévots), qui formaient une manière de confrérie laïque nommée Companhia do Bom Jesus, qui était chargée de prendre soin du sanctuaire, où vivait Maciel et où étaient conservées les images de saints, de protéger Maciel contre l’extérieur, de l’assister dans la liturgie, de sonner les cloches et d’organiser des collectes d’aumônes dans les environs. La plus considérée parmi les beatas se voyait confier l’alimentation du Conselheiro et, en qualité de sage-femme diplômée, aidait aussi à mettre au monde les enfants de Canudos[132].

Religion et économie formaient à Canudos les deux piliers du pouvoir, auxquels s’ajoutait, surtout après le déclenchement de la guerre, le pilier militaire. Les négociants appartenaient, tant dans l’ancienne que dans la nouvelle Canudos, à la strate dirigeante. Cela valait en premier lieu pour les deux vieux de la vieille Antônio da Mota et Joaquim Macambira. Tous deux pouvaient s’appuyer sur des rapports de clientèle et de parentèle avec les coronels de la région. Le nouveau venu Antônio Vilanova, qui avait fui sa province natale du Ceará pour la Bahia à la suite de la sécheresse de 1877 et s’était fixé à Canudos non pour des motifs religieux, mais par esprit de lucre, ayant en effet perçu dans la nouvelle colonie un potentiel marché en expansion, sut se hisser au rang de figure économique dominante de Canudos, notamment en éliminant, avec l’appui de l’autorité militaire conselheiriste, toute concurrence indésirable. Pendant la guerre, il réussit à se rendre indispensable comme pourvoyeur de munition et même à faire partie du commandement militaire de Canudos[133].

Il n’est pas inutile de s’attarder à ces trois grandes figures de l’élite économique de Canudos — Antônio da Mota, Joaquim Macambira et Antônio Vilanova —, en touchant aussi un mot sur le frère de ce dernier, Honório Vilanova. Antônio da Mota était le plus important habitant du hameau de Canudos quand Antônio Conselheiro vint s’y installer en . Commerçant en cuirs et paillasses, il écoulait sa marchandise sur les marchés de Cumbe et de Monte Santo. Il exploitait une boutique, qui lui servait également de logis, sur la place des Églises, non loin de la Nouvelle Église, et donc près du sanctuaire, où résidait le Conselheiro, et détenait aussi un lopin de terre sur la rive droite du Vaza-Barris. Il avait de la famille dans le sertão bahiannais, notamment le colonel Ângelo dos Reis, riche propriétaire de fazenda, et le major Mota Coelho, officier de la police bahiannaise, et comptait parmi ses ascendants Joaquim da Mota Botelho, le découvreur de la météorite de Bendegó[134]. Il s’était fait l’ami et l’affidé de Maciel dans les années 1880, dès la première apparition de celui-ci dans le hameau ; à cette occasion, Da Mota pria le Conselheiro d’ériger une nouvelle chapelle à Canudos, pour remplacer l’ancienne, trop petite et délabrée ; le Conselheiro promit d’honorer cette requête, et, la promesse remplie, la nouvelle église Saint-Antoine fut bénie par le curé de Cumbe, ce qui donna lieu à une journée festive, avec feu d'artifice[135]. Lors de la 1re expédition contre Canudos, le bruit courut que le vieux Da Mota avait envoyé quelqu’un prévenir la troupe qu’une attaque conselheiriste était imminente, ce qui, d’après les témoignages qu’a pu recueillir José Calasans, était une calomnie. Da Mota et plusieurs de ses proches furent massacrés en plein jour, sous les yeux du Conselheiro, et sur ordre de João Abade ; c’est en vain qu’ils en appelèrent à la protection du Conselheiro, lequel, quoiqu’il eût ordonné de cesser la tuerie, ne fut pas obéi. Du clan Da Mota, seuls rescapèrent les femmes et les enfants, qui trouvèrent refuge dans la maison de Joaquim Macambira, autre commerçant de la localité, qui réussit ensuite à les exfiltrer vers d’autres lieux, sous l’hostilité des plus acharnés. La maison de commerce de Da Mota fut pillée[134].

Antônio Vilanova, originaire du Ceará, joua un rôle prééminent tant dans l’économie que dans la politique de Belo Monte. Ses billets à ordre avaient valeur de devise, et parallèlement à son négoce, il se chargeait aussi de résoudre les litiges locaux, faisant ainsi office de juge de paix. Il s’était ligué avec João Abade, commandant de la Garde catholique et donc chargé du maintien de l’ordre, connivence qui lui permit de mieux asseoir son pouvoir. Tous deux d’ailleurs demeuraient sur la même place des Églises, dans des maisons à tuiles, symbole de puissance. Vilanova n’était qu’un surnom — il s’appelait de son vrai nom De Assunção —, dont il avait été affublé pour avoir séjourné quelque temps à Vilanova, aujourd’hui Senhor do Bonfim, pour ses affaires[136]. Poussé par la sécheresse qui sévissait dans sa terre natale, il arriva dans la Bahia en 1877, en partageant le sort d’un grand nombre de ses concitoyens. C’est l’appât du gain, non la foi, qui l’incita à rejoindre Belo Monte, où il accordait des rabais au Conselheiro. Du reste, les deux hommes étaient d’anciennes connaissances, puisque vers 1873, le beato Antônio était passé par Assaré, où les De Assunção possédaient un bout de terrain. Vilanova transféra donc vers Canudos son fonds de commerce, en emmenant aussi sa parentèle. Il n’eut pas de mal à faire prospérer ses affaires, sachant en effet, avec l’aide de João Abade et de sa troupe, tenir à distance ses concurrents[137]. Son prestige ne fit que croître tout au long de la guerre, et son magasin servit bientôt à entreposer armes et munitions, qu’il distribuait aux combattants en accord avec les chefs de piquet. Au fur et à mesure que périssaient les chefs de guerre, et que dans le même temps le Conselheiro restait claustré dans son sanctuaire, Vilanova tendra à concentrer dans ses mains de plus en plus de pouvoirs[138]. Dans la dernière phase de la guerre, lorsque tout était perdu, il prépara habilement sa retraite, non sans en avoir sollicité l’autorisation auprès du Conselheiro alors moribond. Celui-ci décédé, Vilanova réussit à faire sortir de l’enfer de Canudos toute sa parentèle, précautionneusement, par petits groupes, avec l’aide de quelques jagunços de ses amis. Selon son frère Honório, il lui fallut abandonner quatre tonneaux d’argent, qu’il enterra sur place, mais emporta avec lui pour le Ceará, où il alla vivre quelque temps, trois ou quatre kilos d’or et des bijoux. Il mourut à l’âge de 50 ans[139].

Joaquim Macambira enfin était issu d’une des deux grandes familles qui habitaient à Canudos avant l’arrivée du Conselheiro (l’autre étant les Da Mota ; les Vilanova ne vinrent que plus tard). Ces deux familles entretenaient du reste de bons rapports, témoin le fait qu’après le massacre des Da Mota, les Macambira accueillirent chez eux les mineurs d’âge de cette famille. Joaquim était agriculteur et commerçant, non un homme de combat à proprement parler, encore que pendant la guerre il aima à tramer des embuscades. Il joua un rôle de premier plan dans la communauté par ceci qu’il était un homme de confiance, un commerçant respecté, d’une probité reconnue au-dehors, qui entretenait des relations commerciales avec ses confrères des localités circonvoisines, et qui, de surcroît, était lié d’amitié avec le colonel João Evangelista Pereira de Melo, propriétaire aisé de Juazeiro, à qui il passa commande de bois d’œuvre pour l’église nouvelle de Canudos, transaction avortée devenant l’étincelle qui déclenchera la guerre[140]. Il eut une progéniture nombreuse, et l’un de ses fils s’était mis en tête, lors de l’un des épisodes les plus fameux de la guerre de Canudos, de s’emparer des canons de la 4e expédition, mais sera sacrifié en même temps qu’une poignée de ses camarades (Francisco Mangabeira lui consacrera un poème, inspiré d’un reportage d’Euclides da Cunha). La guerre terminée, une de ses filles, Maria Francisca Macambira, âgée de 10 ans, tomba d’abord aux mains d’officiers républicains à Salvador, avant d’être recueillie par le journaliste Lélis Piedade[141] (voir ci-dessous).

Signalons encore Honório Vilanova, frère d’Antônio, venu comme lui du Ceará, où il avait appris l’office de sellier-bourrelier, et d’où il partit pour Canudos en compagnie de son frère, après un passage par Bonfim. Si l’on sait très peu de choses sur ses faits et gestes durant la guerre, il se fera plus tard le mémorialiste de Canudos et du Conselheiro, se remémorant en effet avec précision les faits, les coutumes, la vie quotidienne et les notables de Belo Monte, et retraçant en particulier la personnalité du Conselheiro, qu’il avait connu d’abord à Assaré vers 1873 et aux côtés duquel il resta presque jusqu’à la fin de la guerre ; du reste, il parlera toujours en bien du Conselheiro. Ses souvenirs ont été rassemblés par Nertan Macêdo (pt) dans un ouvrage paru en 1964, Memorial de Vilanova. À Canudos, il s’occupa surtout à aider le « compère Antônio », son frère commerçant, dans la boutique bien approvisionnée de celui-ci, et n’exerça jamais son état de bourrelier. Il combattit dans la phase finale du conflit, et fut blessé au pied. Il mourut dans son Ceará natal à l’âge de 105 ans[142].

L’état de guerre imprégna la vie à Canudos bien avant que la guerre ouverte n’éclatât trois ans et demi après la fondation de la communauté. Belo Monte en effet, apparue dans le sillage d’un accrochage sanglant entre les hommes de Maciel et un détachement de la police bahianaise lancé à leurs trousses par les autorités, était initialement conçue comme une planque, et les responsables, à qui rien ne permettait de supposer qu’ils resteraient à l’abri de poursuites, devaient se tenir toujours parés au combat. En conséquence, l’organisation militaire eut, aussi bien dans les centres de décision de la communauté que dans la vie quotidienne, une importance considérable[143]. Des exercices militaires étaient quotidiens, et les habitations étaient en partie doublées d’une cave en guise d’abri contre l’artillerie[144].

Belo Monte était gouverné sur le mode oligarchique ; le groupe dirigeant ne tirait pas sa légitimité d’un choix populaire, mais du prestige individuel de ses membres, prestige dérivé de l’accomplissement d’actes notables, de la possession de biens, ou de la proximité avec Antônio Conselheiro[145]. Celui-ci semble avoir constitué, autour de João Abade et d’Antônio Vilanova, un cercle dirigeant, qui, selon la presse contemporaine, apparaissait en public sous la dénomination de « Douze Apôtres ». Abade avait la haute main sur le domaine policier et militaire, tandis que toute l’administration civile était à la charge de Vilanova. De ce même noyau central faisaient partie également le grand propriétaire terrien Norberto das Baixas et quelques chefs militaires, dont Pajeú, João Grande et José Venâncio[146]. Les soins de santé furent confiés au guérisseur Manuel Quadrado, versé dans les plantes médicinales[147]. Ainsi, les soins médicaux, mais aussi l’enseignement scolaire, étaient-ils assurés par des institutions quasi-étatiques[148].

Que Maciel, en sa qualité de Conselheiro, « ne renonça jamais au privilège d’avoir le dernier mot », comme l’affirme l’historien José Calasans[149], doit être mise en doute, plus particulièrement en ce qui concerne la phase finale de la guerre. La presse de l’époque le dépeignait comme le chef de guerre suprême, comme un despote doté d’un pouvoir de commandement illimité et global[145]. Certes, dans les premiers temps du mouvement, Antônio Conselheiro était la figure déterminante, et c'était lui qui composait le groupe dirigeant ; pour cela, il s’autorisait notamment de ses liens de parentèle, liens qui déterminaient ses rapports avec une large part de la population de Canudos, Maciel étant, ainsi qu’il appert du registre baptistaire, le parrain de presque tous les enfants nés dans la colonie. En outre, il pouvait s’appuyer sur un réseau, tissé pendant ses vingt années d’errance, de relations personnelles avec des fazendeiros, commerçants et politiciens de la région. Cependant, comme le souligne D. D. Bartelt, le meurtre dont furent victimes son confident Antônio da Mota et une partie de la famille de celui-ci, sur le soupçon d’avoir mis la police au courant de l’attaque d’Uauá lors de la première expédition, semble indiquer le contraire, vu que le meurtre aurait été perpétré sous les yeux mêmes de Maciel, sans qu’il fût en mesure de l’empêcher. Certes, la guerre avait alors commencé, et la loi martiale était de rigueur ; toutefois, que le soupçon eût été fondé ou non, ou que les preuves eussent été ou non fabriquées par Vilanova pour se débarrasser d’un rival, l’incident tend à prouver que Maciel ne détenait plus alors dans les affaires militaires (stratégiques ou disciplinaires) l’autorité suprême[150]. Selon José Aras[151], « le Conselheiro craignait João Abade… c’était lui le véritable chef », et Sousa Dantas[152] fait état d’une déchéance morale, d’une prostitution et d’une violence intérieure croissantes, que Maciel n’était plus capable d’endiguer ; la volonté du chef spirituel était contrecarrée par l’arbitraire de caïds arrogants ; Maciel aurait même enjoint à ses adeptes de retourner dans leurs villages d’origine[153].

La Guárdia Católica, la garde prétorienne d’Antônio Conselheiro et corps de police de Canudos, portait un uniforme de coton bleu, avec béret de même couleur[143]. Les contentieux de droit civil se réglaient la plupart du temps en interne, tandis que les infractions pénales graves étaient déférées devant la juridiction municipale[148].

Moyens de subsistance

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À l’encontre de ce qui transparaît de la description dramatique donnée par Da Cunha, la zone de Canudos n’était pas à ce point aride qu’elle n’eût offert que très peu de ressource à l’activité agricole et commerciale ; au contraire, le site fut choisi justement en raison de sa capacité à soutenir l’agriculture. Belo Monte en effet se situe à l’endroit où l’afflux d’eau par le bassin versant supérieur du fleuve Vaza-Barris était au maximum. De l’eau pouvait être extraite non seulement du fleuve, mais aussi — rareté pour la région — du sous-sol, moyennement creusement de puits dans le roc poreux. Accessoirement, par la configuration accidentée du terrain, les facultés de défense de la ville se trouvaient démultipliées, facilitant en particulier les embuscades et attaques surprise de la part des Canudenses ; les commandants militaires de Conselheiro devaient d’ailleurs se montrer adroits à attirer et piéger les troupes régulières dans des labyrinthes naturels exempts d’eau[154].

Les berges du fleuve étaient plantées de légumes, de maïs, de haricots, de pastèques, de canne à sucre, de pommes de terre, de courges, etc. Du manioc et autres plantes étaient cultivées dans les étendues humides limitrophes de la colonie. Canudos possédait un abattoir, et les réserves de nourriture étaient stockées dans des entrepôts. Dans chaque logis de la ville, l’on gardait de la viande séchée et des fruits secs dans des jarres d’argile. Dans le voisinage de la colonie on pratiquait l’horticulture, et il y avait de l’élevage de moutons, de caprins, et (en quantité faible) de bovins. Des denrées alimentaires faisaient l’objet dans Canudos d’un commerce de détail régulier.

La colonie de Canudos disposait de plusieurs sources de revenus. Les habitants fabriquaient du cuir, des paillasses, des cordages et des articles de vannerie, qui étaient ensuite écoulés sur les marchés de la région[155]. La vente des peaux de chèvre en particulier fournissait une bonne part des fonds nécessaires pour acquérir des biens à l’extérieur. Les émissaires d’Antônio Conselheiro faisaient des affaires directement avec le plus grand négociant de Juazeiro. Lorsque les finances s’amenuisaient, Antônio Conselheiro écrivait des lettres à ses contacts au-dehors ou envoyaient des émissaires, p.ex. Zê Venâncio et Joaquim Macambira, pour requérir des dons de bétail[156],[157].

Les ventes de peaux ne rapportant que des recettes peu abondantes, et la communauté n’ayant pas d’autre source régulière de revenus, Antônio Conselheiro était contraint de se montrer flexible et d’envoyer ses gens travailler sous contrat dans des fermes et fazendas proches — dans une mesure moindre cependant que Padre Cícero p.ex., qui voulait par cette mesure donner satisfaction aux propriétaires terriens voisins ; Antônio Conselheiro, moins au fait des combinaisons politiques, était enclin à maintenir sa ville sainte dans un plus grand isolement et paya finalement les frais de sa relative intransigeance. Mais cet isolement ne fut certes jamais absolu, car les échanges ne s’interrompaient jamais, à telle enseigne que même durant le conflit armé, des sympathisants liés à la faction Viana du parti républicain de Bahia continuaient de livrer du matériel à la colonie. Le fait à lui seul que la communauté de Canudos put fonctionner pendant quatre ans atteste de l’aptitude organisationnelle de Conselheiro et de ses aides. Canudos était éloigné, mais jamais isolé, ce qui lui permit de survivre économiquement ; le miracle logistique que représente Canudos ne put avoir lieu que parce que Canudos était bien raccordé à l’économie de la région[158].

Antônio Conselheiro non seulement exigeait que les Canudenses effectuassent un dur labeur agricole, mais il embauchait également des journaliers des fermes voisines. Il s’en remettait aussi en partie aux ressources offertes par ses admirateurs et envoyaient ses sectateurs leur demander des contributions en argent et en matériaux, principalement pour les besoins de la nouvelle église[159]. Certaines familles cédaient, sans qu’on leur fît obligation en ce sens, tout ce qu’ils possédaient à la communauté, en guise d’acte volontaire de pénitence[157].

Enfin, les nouveaux-venus étaient sollicités, mais non contraints, de céder à la communauté une partie de leurs avoirs — argent ou objets. L’existence de cette règle portera quelques-uns à qualifier l’économie canudense de « communiste ». Cependant, il ne sera jamais question d’abolir la propriété privée ; il est vrai que le terrain à bâtir était octroyé aux habitants gratuitement, mais ils devaient par ailleurs financer eux-mêmes leur maison ou leur cabanon. La maison, au même titre que les objets personnels, restait librement aliénable, et il y avait à Canudos un commerce immobilier fort animé. Faire des bénéfices n’était ni interdit, ni condamné moralement. Le commerçant Antônio Vilanova, l’un des hommes les plus influents de Belo Monte, était un homme fortuné lorsqu’il déserta la localité peu avant la fin de la guerre[160].

L’économie de Canudos était par conséquent organisée sur une base mercantile et monétaire. Canudos ne vivait aucunement en autarcie et selon des règles qui lui étaient propres, mais se trouvait à divers titres et intensément intégrée dans un système commercial régional interconnecté. Il a été affirmé qu’un marché hebdomadaire se tenait à Belo Monte même[161].

Vie sociale et pratiques religieuses

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Les journalistes, les prêtres étrangers diligentés par l’évêché pour inspecter les lieux, certains membres de l’élite dirigeante, certains curés de paroisse et nombre de chroniqueurs et témoins contemporains appelèrent les conselheiristes des fous, criminels, ci-devant esclaves, et, plus que tout, des fanatiques religieux. Cette vision, véhiculée et renforcée par le chef-d’œuvre de Da Cunha, doit assurément être nuancée[162].

Belo Monte était une façon de théocratie, dont le régime politique et social, de type clanique, était modelé par la vision religieuse particulière du Conselheiro, et où les lois procédaient de l’arbitraire du chef. Celui-ci, se faisant assister par un comité local de gouvernement (déjà évoqué ci-haut) composé de 12 apôtres ou anciens, mit en place un système social d’allure communiste, basé sur la division du travail et de la production, et sur la propriété commune. N’était permise en effet que la propriété privée des seuls objets mobiliers et des maisons, tandis que restait de rigueur la communauté absolue de la terre, des pâturages, des troupeaux et des rares produits des cultures, dont les propriétaires touchaient une quote-part dérisoire, et reversaient le reste à la Companhia do Bom Jesus. Tous obtenaient l'accès à la terre et au travail sans avoir à subir les brimades des contremaîtres des fazendas traditionnelles. Le mariage civil et la monnaie officielle républicaine furent abolis, les tavernes, les boissons alcoolisées et la prostitution interdites ; la criminalité y était rigoureusement bridée, et la pratique religieuse y était obligatoire. À propos de la monnaie, il y a lieu d’apporter quelques réserves à la thèse d’un Canudos bastion monarchiste, où l’on brûlait les billets de banque républicains et où seule avait cours l’ancienne monnaie impériale. Certes, faire usage de la monnaie impériale en interne faisait partie sans doute des pratiques symboliques du noyau central de Canudos, et peut-être aussi Maciel répugnait-il à prendre en main la monnaie républicaine. Cependant, la monnaie impériale ayant cessé d’avoir la moindre valeur d’échange sur les marchés de la région, cette réticence ne pouvait donc pas être partagée par les marchands, paysans et journaliers présents à Belo Monte. Du reste, la pratique du troc (non monétaire) était encore courante sur les marchés du sertão, de sorte que l’on pouvait aisément se satisfaire d’une faible quantité de numéraire[163].

Si donc le commerce n’était aucunement de type socialiste, l’agriculture en revanche avait des traits indéniablement collectivistes. Les travaux des champs étaient accomplis sur le mode coopératif, et la propriété privée de champs et de pâturages était semble-t-il inexistante, quoique Benício signale que de petits paysans de Canudos détenaient dans les environs de petits potagers et vergers, voire désignaient comme leur appartenant telle ou telle petite ferme où ils élevaient des chèvres, mais peut-être s’agissait-il là des paysans qui vivaient sur les lieux avant l’arrivée de Maciel et qui n’avaient donc pas été expropriés. Il est à souligner que cette orientation collectiviste ne prenait pas sa racine ni dans le christianisme primitif, ni dans l’idéologie communiste, mais tient plutôt de certaine vieille tradition paysanne du sertão, dénommée mutirão (mot d’origine tupi). Ce mode de travail communalisé, hérité des indigènes, mais pratiqué également dans d’autres cultures rurales d’Europe et d’Afrique, était à la base de l’entraide de proximité dans les économies en rareté monétaire, et s’appliquait quand p.ex. on se proposait d’édifier une maison ou quand il fallait entrer la moisson, ou, surtout, pour entretenir et développer les terrains communaux, ainsi que pour défricher, aménager des routes et garder en bon état les puits. La possession et l’utilisation en commun de pâturages (fundo de pasto) appartenait également aux traditions villageoises du sertão, et était indispensable aux petits détenteurs de bétail. Enfin, l’on n’aura garde d’oublier la valeur symbolique du mutirão, qui codéterminait la perception extérieure de Belo Monte, le mutirão mettant en œuvre en effet des rapports de production horizontaux, par opposition à la stricte verticalité des relations de travail dans le système seigneurial coronéliste[164].

Les sans-abri du sertão et les victimes de la sécheresse étaient reçus à bras ouverts par Antônio Conselheiro. Venaient en nombre également d’anciens éleveurs, naguère encore riches, qui n’avaient pas hésité à abandonner leurs troupeaux. Contrairement à ce qu’affirme Da Cunha, les nouveaux-venus n’étaient pas tenus de remettre au Conselheiro quatre-vingt-dix-neuf pour cent de ce qu’ils apportaient, y compris les saints destinés au sanctuaire commun, lors même que beaucoup de familles se prêtèrent de bonne grâce à ce sacrifice. Le prophète leur ayant enseigné à craindre le péché mortel du plus minime bien-être, ils se disaient heureux du peu qui leur restait et s’en satisfaisaient[165]. En même temps, Antônio Conselheiro admettait la présence dans le village d’individus dont le tempérament et les antécédents apparaissaient peu compatibles avec sa placide personnalité ; Canudos en effet servit aussi de refuge à un certain nombre de malfaiteurs, dont quelques-uns étaient célèbres, qui pensaient se soustraire ainsi à la justice, et qui paradoxalement devinrent bientôt les favoris de Maciel, ses hommes de main préférés, qui garantissaient son autorité inviolable, se muant même en ses meilleurs disciples[166].

La communauté, une fois établie dans son nouveau milieu et laissée à ses propres moyens, réussit à s’organiser et fonctionnait avec un savoir-faire et une énergie étonnants. Ainsi p. ex., les éleveurs de Canudos surent-ils, dans des conditions pourtant extrêmement difficiles, exploiter leurs élevages de bovins et de caprins. Non seulement, il fut construit plus de 2 000 maisons en très peu de temps, mais les conselheiristes bâtirent des citernes à eau, une école, des entrepôts, des ateliers de fabrication d’armes, et la nouvelle église. Les masures de pisé à toit de chaume construites en rangs serrés, dépeintes comme misérables et rudimentaires par Da Cunha, ne faisaient en fait que reproduire à l’identique, en taille et en conception, un modèle d’habitation paysan répandu à travers tout le sertão. Canudos apparaît comme une communauté exerçant une pleine gamme de fonctions, en mesure d’héberger et de gérer une vaste population avec un éventail d’âges allant du nouveau-né à des hommes et femmes trop âgés pour travailler, voire impotents[167]. La réalité de Canudos était donc différente de la vision exprimée par Da Cunha, selon qui la population du village, ainsi « constituée par les éléments les plus disparates, depuis l’adepte fervent, qui avait déjà, dans sa vie antérieure, renoncé de lui-même à tous les conforts de la vie, jusqu’au hors-la-loi sans attache qui arrivait le fusil à l’épaule en quête de nouveaux terrains d’exploits », finit néanmoins au bout d’un temps à former une « communauté homogène et uniforme, une masse inconsciente et brutale, qui croissait sans évoluer, sans organes et sans fonctions spécialisées, par la seule juxtaposition mécanique des bandes successives, à la façon d’un polypier humain »[168].

Cependant que la promiscuité sexuelle était commune dans le sertão, Antônio Conselheiro imposa une morale publique rigoureuse, sans doute en rapport avec son malaise vis-à-vis des femmes. Les adolescentes surprises à badiner étaient punies, et la prostitution, massive ailleurs dans le sertão, était proscrite[169]. Même les journalistes les plus cyniques notaient que, à l’inverse de toutes les autres localités du sertão, la prostitution n’existait pas à Belo Monte, ni l’ivrognerie ne constituait un problème public, ni la prison de la ville n’était remplie de vagabonds ou de truands. Maciel donnait l’exemple de l’idéal ascétique, ne portant sur la peau qu’une tunique lacérée et ne prenant qu’un seul repas par jour, composé de maïs, de manioc et de haricots, sans viande ; de façon générale pourtant, la population de Canudos ne le suivait pas sur ce point, et limitait la privation de viande aux vendredis et aux fêtes religieuses[170]. En ce qui concerne plus particulièrement l’alcool, la condamnation morale par Antônio Conselheiro de sa consommation peut apparaître contraire au pragmatisme. L’alcool en effet jouait un rôle important, attendu que les eaux stagnantes du sertão étaient souvent contaminées et que les sertanejos s’efforçaient de boire le moins possible d’eau. L’usage et la vente de la cachaça (sorte d’eau-de-vie) restait prohibé[2]. Levine note[171] que, sous ce rapport, Canudos s’apparentait davantage à la Genève calviniste qu’à une Jérusalem ou une ville brésilienne type. Da Cunha en revanche affirme qu’une débauche effrénée régnait à Canudos et que les rues regorgeaient d’enfants illégitimes.

Si à quelques-uns des rôles traditionnels de la femme dans la société ont pu être substitués de nouveaux à Canudos, ce ne fut que dans une mesure limitée. Nonobstant qu’elles fussent séparées physiquement des hommes par suite de la misogynie de Conselheiro, elles étaient en même temps plus indépendantes qu’elles ne l’eussent été en dehors de la colonie. Des tâches leur furent assignées aussi difficiles que celles des hommes, et leurs filles étaient admises à fréquenter l’école primaire au même titre que leurs fils. Les femmes, de même que les enfants et les personnes âgées, accomplissaient des travaux manuels pénibles, au demeurant à l’image de ce qui se passait partout ailleurs dans les campagnes brésiliennes[172].

La pratique religieuse structurait et ponctuait la vie à Canudos mais n’atteignait pas tous les habitants dans une mesure égale. Le lieu central était le sanctuaire, où Antônio Conselheiro passait des heures chaque jour à la méditation et où les beatas s’exerçaient dans la prière et la litanie. Chaque journée commençait à l’aube par l’office et se terminait le soir avec la tierce, à l’image de l’emploi du temps monacal et suivant la tradition missionnaire instaurée par le père Ibiapina. L’intensité de la participation religieuse cependant était inégale : les hommes fréquentaient moins l’office que les femmes, et même certains membres du groupe dirigeant ne prenaient pas tous forcément part à la vie religieuse. À l’inverse, l’auto-flagellation, vieille tradition du sertão, était réservée à la gent masculine[173].

Belo Monte célébrait les fêtes religieuses, qui, comme ailleurs dans le sertão, connaissaient des prolongements profanes, avec musique africaine, feu d'artifice et alcool en quantité modérée, coutume que le Conselheiro dut se résigner à tolérer[174]. La vie cérémonielle était assurée par une élite religieuse, la Companhia do Bom Jesus. Les principales structures de l’organisation séculière renvoyaient, par leurs dénominations mêmes, à la superstructure religieuse : les Douze Apôtres (le comité exécutif) et la Garde catholique (le haut commandement militaire)[175].

Maciel non seulement défendait l’Église officielle, mais s’attachait aussi à faire respecter l’autorité de celle-ci. Se considérant comme un distingué prédicateur laïc, il s’abstint absolument d’administrer les sacrements, tâches réservées aux prêtres consacrés. Les baptêmes, mariages et enterrements étaient pris en charge par le père Vicente Sabino, curé de Cumbe, qui disposait à Canudos de son propre logis[176].

Selon ce qu’en relate Da Cunha, la justice à Canudos était, comme tout le reste, paradoxale, se traduisant par une inversion totale du concept de crime : si elle s’exerçait avec une grande rigueur pour les vétilles, elle se dérobait pour les plus grands méfaits. De fait, toutes sortes de malversations étaient permises, dès lors qu’elles augmentaient le patrimoine de la communauté. En 1894, des attaques lancées dans les localités circonvoisines, que commandaient des fiers-à-bras connus, finirent par alarmer la région. Dans un vaste rayon autour de Canudos, toujours selon Da Cunha, des fazendas furent dévastées, des villages saccagés, des bourgs pris d’assaut. À Bom Conselho, une horde téméraire de Canudenses réussit à s’emparer de la ville et à en disperser les autorités, à commencer par le juge de paix Arlindo Baptista Leoni, qui en gardera rancœur au Conselheiro. Ce fut, cette année-là, une telle recrudescence de déprédations et de rapines qu’elle finit par préoccuper les pouvoirs établis, donnant même lieu à une interpellation et à une discussion véhémente à l’assemblée de l’État de Bahia. Pour un temps même, Canudos devint le quartier général de groupes de combat politiques, qui, suivant des directions fixées à l’avance, s’en allaient participer, à coups de bâton et de fusil, aux échauffourées électorales, en soutien à quelque potentat des environs[177]. Pourtant, jusqu’à la première expédition, Antônio Conselheiro continua de collaborer avec la police locale[178].

Grâce notamment à sa stature vigoureuse, Antônio Conselheiro dominait le campement, et s’employait à corriger ceux qui s’écartaient des chemins par lui tracés. Toute trahison à ses principes était passible de mort — comme l'atteste (selon Levine ; cet incident a été diversement interprété) l’exécution en plein jour d’Antônio da Motta et de ses fils, qui étaient parmi les rares marchands autorisés à faire des affaires à Canudos, sur l’accusation d’avoir communiqué des informations à la police bahianaise[179]. Une petite prison fut aménagée, dans laquelle étaient conduits tous les jours, par les hommes de main du prophète, ceux qui avaient perpétré quelque infraction aux préceptes religieux, p.ex. avaient manqué aux prières. Parmi ces obligations religieuses figurait aussi le rituel fétichiste du baiser des images, institué par Antônio Conselheiro, où le mysticisme de chacun se donnait libre carrière. Du reste, lors des rassemblements religieux sur la place du village, la foule des fidèles se divisait selon les sexes, en deux groupes distincts[180].

Pour autant, la communauté de Canudos était loin d’être un monde hermétiquement clos. Vu que les sentiers et chemins allant à, et partant de, Canudos restaient ouverts et que le lieu saint était d’un accès libre, il est possible, sinon probable, que seule une partie de la population se pliait à l’ensemble des œuvres et rituels de prière tels que prescrits par Antônio Conselheiro. Cependant, la dictature utopiste de Conselheiro touchait tous les habitants de sa ville sainte au moins à un certain degré.

Antônio Conselheiro fonda à Canudos une école, qu’il dirigeait lui-même et pour laquelle il engageait des instituteurs. Moyennant acquittement d’un droit d’inscription mensuel, garçon et filles étaient admis à la fréquenter ensemble, ce qui eût heurté les traditionalistes hors de Canudos. Les Canudenses étaient encouragés à faire donner une instruction régulière à leurs enfants, privilège dont aucun n’eût bénéficié dans leurs villages d’origine[181]. Il y avait classe tous les jours, et les enfants étaient nombreux à assister aux leçons. Il semble que de façon générale Antônio Conselheiro ait fait grand cas de l’enseignement des enfants. Dans la communauté qu’il fonda vers 1890 dans le hameau de Bom Jesus, actuel Cristópolis, il avait déjà ouvert une école primaire, que venaient fréquenter les enfants de l’endroit et ceux des environs, mais qui dura peu de temps en raison de l’incurie du maître d’école. À Canudos, le premier instituteur recruté, originaire de Soure, fut bientôt remplacé par une jeune femme de 23 ans, diplômée de l’École normale de Bahia, mulâtresse un peu farouche, que (selon une version) sa famille voulait empêcher d’épouser un garçon de modeste extraction et qui s’était enfuie avec lui à Canudos. Elle habitait dans la partie basse du village, dans une rue appelée pour cette raison rua da Professora. Lui succédera ensuite une autre enseignante, qui réussit à échapper au massacre final et vint se fixer à Salvador, où elle mourut en 1944, à l’âge de 78 ans[182].

Garde prétorienne et chefs militaires

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Il s’était constitué autour d’Antônio Conselheiro une sorte de garde prétorienne, appelée Garde catholique (« Guarda católica »), ou Companhia do Bom Jesus, vigoureux groupe de sertanejos armés, en uniforme de combat, qui était maintenu sur pied par le Conselheiro lui-même, au moyen de contributions financières qu’il allait recueillir auprès des fidèles. Certains de ces hommes étaient déjà célèbres, auréolés du prestige de leurs aventures anciennes, enjolivées par l’imagination populaire ; quelques-uns devaient bientôt jouer un rôle de premier plan dans les opérations militaires qui allaient suivre, et certains seront appelés dans les dernières semaines de la guerre à prendre la direction politique de la communauté. Antônio Conselheiro, interrogé sur son escorte armée par le rapporteur capucin João Evangelista, lui répondit : « C’est pour ma défense que j’ai avec moi ces hommes armés, car Votre Révérence doit savoir que la police m’a attaqué et voulu me tuer dans un endroit appelé Masseté, où il y a eu des morts des deux côtés »[183]. Si cette déclaration de Maciel est véridique, la compagnie du Bon Jésus aurait été créée à la suite de l’accrochage évoqué, en . À l’arrivée du Conselheiro à Belo Monte, la garde était déjà constituée, et les anciens habitants de la fazenda appelaient les membres de cette garde « les hommes de la compagnie ». Il incombait à ceux-ci de garantir la sécurité personnelle du Conselheiro et aussi d’assurer la défense de la citadelle de Canudos. Un groupe montait la garde nuit et jour devant le sanctuaire, résidence du Conselheiro, et chaque fois que celui-ci franchissait le seuil de son logis, il était accueilli « par de sonores acclamations et des vivats à la Sainte Trinité, au Bon Jésus et au Divin Esprit Saint »[135].

Le commandant en chef de cette garde, João Abade, s’il était appelé « chef du peuple » (chefe do povo) et qu’en temps de paix le commandement de ce groupe armé reposait sur lui seul, il se vit dans la nécessité, avec l’éclatement de la guerre, de déléguer une partie de son autorité à des chefs de piquets, détachements chargés de missions de surveillance et de vigie à différents points stratégiques des alentours, notamment à Uauá, sur les hauteurs du Cambaio, dans le défilé de Cocorobó, à Umburanas etc. Le commandement de ces piquets était confié à des jagunços à la vaillance avérée, dont quelques-uns avaient une expérience de lutte armée et de guérilla. L’on connaît les noms et antécédents de plusieurs de ces chefs de piquet, e.a. par Euclides da Cunha, qui en consigna les noms, et par les dépositions d’Honório Vilanova, recueillies par Nertan Macêdo et par José Calasans[184],[185].

João Abade était l’un des hommes forts de Belo Monte, ainsi qu’en témoignent les titres de « chef du peuple » et de « commandant de la rue » qu’on lui attribuait (et qui furent saisis au vol par João Evangelista lors de sa visite). Comme son ami et autre homme fort du village, le commerçant Antônio Vilanova, il logeait dans une maison à toit de tuiles, signe extérieur d’un statut social élevé. Selon Honório Vilanova, Abade se rendait souvent au logis du Conselheiro, même en temps de guerre. Les théories sur le lieu de naissance de messire Abade (Seu Abade), ainsi qu’il était appelé, varient : selon les uns, il naquit dans une bonne famille de Tucano, en Bahia[136], selon Honório Vilanova, des alentours de Natuba (actuelle Nova Soure), sur le littoral ; d’après José Aras, il grandit à Buracos, dans la commune de Bom Conselho, et commença sa vie de cangaceiro (brigand) sous la direction des célèbres bandits João Geraldo et David, dans la région de Pombal. La nouvelle, selon laquelle João Abade était né à Ilhéus, avait fait des études et avait assassiné sa fiancée, courut pendant la guerre, mais fut démentie par d’autres. Il était devenu un personnage de premier plan dans l’entourage du Conselheiro dès avant l’arrivée à Canudos. C’est lui qui commanda, en mai 1893 lors de la rencontre de Masseté qui mit les jagunços aux prises avec les hommes de la police bahiannaise. La création de la Garde catholique, qui intervint au lendemain de l’occupation de l’ancienne fazenda sur le Vaza-Barris, permit au meneur Abade de renforcer encore sa position, puisqu’il tenait en ses mains désormais une troupe aguerrie, soldée et disciplinée. Respecté et obéi, sonnant le rassemblement de ses jagunços à l’aide d’un sifflet, il dirigea à Uauá l’attaque contre le lieutenant Pires Ferreira lors de la première expédition contre Canudos, puis, maintenu au commandement et ne cessant de combattre, verra son nom cité à diverses occasions, y compris dans le combat du Comboio. D’après les écrits de José Aras, il trouva la mort quand il fut frappé d’un fragment de pierre sur le parvis d’une des deux églises, comme il traversait la place en direction du sanctuaire, où demeurait le Conselheiro[186].

Le chef de guérilla Pajeú, Antônio de son prénom, comptait aussi parmi les « hommes forts » de Canudos, sans doute le plus perspicace, et aurait supposément été l’un des « apôtres » de Belo Monte. Noir originaire d’un endroit nommé Pajeú (d’où son surnom), sur la rivière pernamboucaine Riacho do Navio[187], il commença sa vie professionnelle comme soldat de ligne ou comme policier[188]. Selon Manoel Benício, il déserta et fut impliqué, dans les débuts de la république brésilienne, dans la révolte d’Antônio Diretor à Baixa Verde, toujours dans le Pernambouc, où il fut accusé de plusieurs crimes et pourchassé par la police[189]. Après qu’il eut rejoint la suite d’Antônio Conselheiro, et une fois arrivé à Canudos, il sut mettre à profit ses connaissances militaires pour devenir un des chefs les plus rusés de la guerre, se signalant en particulier par son habileté à imaginer des embuscades, et dirigea le combat contre la seconde expédition, notamment en organisant des embuscades aux alentours de la Favela. D’une « bravoure insurpassable et d’une rare férocité », selon les mots de Da Cunha, Pajeú créait de constantes difficultés aux troupes républicaines lors de la quatrième expédition[190]. S’il l’on en croit João Siqueira Santos, Pajeú aurait ordonné la destruction de plusieurs fazendas proches de Canudos, parmi lesquelles celles du colonel José Américo Camelo de Souza Velho, au motif que celui-ci avait retenu et tué des sertanejos qui se rendaient à Canudos[191]. Après la mort des principaux chefs, vers la fin de la guerre, Pajeú prit sur lui le commandement général des opérations, « le grossier Pajeú émergeant alors », d’après ce qu’écrivit Da Cunha, « avec le faciès dominateur de Cathelineau »[188], et aurait été tué au combat en , encore que cette information fût contestée en septembre par le journaliste Lélis Piedade, qui estimait sans fondement la nouvelle de sa mort[192].

José Venâncio, dit Zê Venâncio, jagunço connu et redouté, qui passait pour être l’auteur de huit meurtres[193], était, avec João Abade, l’un des deux seuls chefs militaires dont le nom fut cité par João Evangelista. Pendant la guerre, quelques journaux de Salvador affirmèrent que le jagunço avait fait partie, dans la décennie 1890, du groupe cangaceiro de Volta Grande, qui opérait dans les Lavras Diamantinas. Jouissant de la confiance du Conselheiro, il était un de ceux chargés de collecter les dons pour la construction de la nouvelle église. Il se vit aussi confier, dans le sillage du combat de Uauá, la tâche de détruire les petites fazendas et habitations afin que l’ennemi ne pût s’y abriter durant sa marche sur Canudos, et détruisit ainsi une quarantaine de maisons[194]. José Aras, confirmant que Venâncio était originaire de Volta Grande, ajouta à ses états de service le fait d’avoir emmené à Canudos, alors qu’était annoncée la venue de la 3e expédition, quelques-uns de ses anciens compagnons de brigandage, munis de carabines et de fusils Comblain pris sur les forces policières bahiannaises[195]. Il combattit jusqu’à la fin, et ne périra qu’après que furent tombés Pajeú, João Abade et Macambira[196].

Pedrão, surnom de Pedro Nolasco de Oliveira, appelé aussi Pedro José de Oliveira, était, selon la conviction de l’historien Calasans, qui eut une conversation avec lui peu avant ses 70 ans, « la plus forte personnalité de l’éphémère empire de Belo Monte ». Né en à Várzea da Ema, il connut le Conselheiro dans sa ville d’origine en 1885, et devint bientôt son adepte. Cependant, il ne s’incorpora dans le proche entourage du Conselheiro qu’après son arrivée à Canudos. De son mariage, célébré dans l’église de Canudos, naquirent 17 enfants. Le chef politique Honório Vilanova affirma à Calasans que son frère Antônio remit à Pedrão l’autorité sur « trente hommes et trente caissons de cartouches », soit un piquet nettement plus important que les autres, habituellement constitué de 20 combattants[194]. Attendu qu’il était membre de la Garde catholique, il lui échut nombre de fois de monter la garde devant la porte du sanctuaire, demeure du Conselheiro ; cette garde était relevée de quatre heures en quatre heures. Il se vit confier d’autres missions, notamment celle de recueillir des fonds pour les travaux aux églises, mission pour laquelle Conselheiro le rétribuait à raison de mille réaux par voyage. C’est lors d’une de ces missions que survint l’attaque d’Uauá ; de retour au village, il se plaignit de ce que beaucoup des jagunços tués n’avaient pas été inhumés, et en blâma João Abade (les deux hommes d’ailleurs ne s’aimaient guère) ; le Conselheiro eut vent de l’affaire et chargea Pedrão d’y remédier ; aidé de 22 hommes de confiance, il s’employa donc à enterrer 74 personnes, y compris des ennemis. Plusieurs mois après, ce sera lui aussi qui donnera sépulture au colonel Antônio Moreira César, démentant plus tard, devant Calasans, le fait alors largement admis que le cadavre du colonel eût été brûlé. « Mamelouc froid et discret », selon le mot de José Aras, Pedrão fut selon ses propres dires à la tête de 40 hommes dans le combat de Cocorobó, et non dans celui de Canabrava, comme il est indiqué dans le livre de Da Cunha. Sa femme et l’une de ses filles furent blessées dans l’ultime phase de la guerre, mais sans gravité ; Pedrão du reste ne perdit aucun de ses enfants. Il réussit à quitter Canudos avec sa famille quand déjà le Conselheiro se trouvait mourant. Il se réfugia dans l’État de Piauí, puis erra quelque temps dans le Nordeste avant de revenir à Várzea da Ema, puis de se fixer dans le campement de Cocorobó, où un abri lui fut construit et où il mourut, à près de 90 ans, en  ; selon ce qu’affirme José Aras, il fut enterré en grande pompe à Nova Canudos[197]. Avant cela, dans les années 1930, il se laissa recruter par le capitaine Juraci Magalhães pour aller combattre le bandit de grand chemin Lampião, mais sa brigade volante de quinze hommes n’eut jamais l’occasion de l’affronter directement[194].

Bernabé José de Carvalho joua un rôle dramatique dans la phase finale de la guerre. Ce jagunço célibataire, accusé d’avoir commis un homicide à Salvador à la suite de quelque incident dans une maison de jeu, avait des antécédents mystiques, ayant en effet été beato du père José Vieira Sampaio de Riacho de Casa Nova[198]. Il refusa de prendre le commandement d’un piquet, ainsi que l’en prièrent quelques-uns de ses camarades de combat. Le , il se présenta devant le général Artur Oscar, s’offrant d’aller, en compagnie du timide Antônio Beato (dit Beatinho), parlementer avec les jagunços qui s’obstinaient à poursuivre la lutte et de les convaincre de se rendre[199]. Tous deux revinrent au campement militaire en traînant derrière eux des centaines de leurs compagnons de combat, une masse famélique, dépenaillée, blessée, mourant de soif. Les versions divergent quant au dénouement de cet épisode ; selon le journaliste Fávila Nunes, Bernabé put retourner dans sa région d’origine[200], selon Euclides da Cunha, il ne le put[201] ; Alvim Martins Horcades pour sa part, sans mentionner le nom de Bernabé, parle d’Antonio Beatinho et de ses deux compagnons, chargés de la mission d’amener à se rendre les jagunços récalcitrants, sur la foi de ce que le général Artur Oscar garantissait la vie sauve à tous. Les trois émissaires toutefois furent égorgés à 8 heures du soir le , et avec eux quinze combattants conselheiristes[202],[203].

Le jagunço Antonio Marciano dos Santos e Viera, homme aisé originaire de Riachão do Dantas, dans le Sergipe, habitait la fazenda Samba, aujourd’hui dans la commune de Bonfim. Il avait épousé Maria Jesus dos Santos, qui devait mourir de la variole à Alagoinhas, après la guerre, et de qui il eut deux enfants, qui seront recueillis par le Comitê Patriótico de Lélis Piedade. Selon ce dernier, Marciano dos Santos était parent du lieutenant-colonel José de Siqueira Menezes, l’un des hauts gradés de la 4e expédition, et s’appliquait à pourvoir Canudos de quantité de ressources. C’est le même Lélis Piedade qui relate dans son rapport du Comitê Patriótico la fin héroïque et tragique de Marciano du Sergipe, mort par décollation à Canudos. Vers la fin de la guerre, Honório Vilanova, blessé et informé de la mort du Conselheiro, souhaita quitter le village et convoqua quelques chefs jagunços pour aviser sur la conduite à tenir. Ainsi réunis en conseil, ces combattants aguerris, quasiment tous de Natuba, s’enfermèrent dans leur mutisme tandis qu’Honório Vilanova défendait l’idée de retraite, seule option après la mort d’Antônio Conselheiro. L’un des présents cependant, Marciano du Sergipe, répliqua posément, les yeux dirigés vers le sol : « Si le Conselheiro est mort, je veux mourir moi aussi ». D’après Honório Vilanova, il mourut atrocement supplicié par les soldats républicains[204].

À mentionner encore le noir Estevão, couvert de tatouages, qui étaient autant de souvenirs de ses nombreux combats ; Quinquim de Coiqui, qui allait remporter la première victoire sur la troupe régulière ; Antônio Beato, mulâtre grand et maigre, déjà mentionné, très proche du Conselheiro et espionnant pour le compte de celui-ci.

Réactions hostiles

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Griefs des autorités ecclésiastiques

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Avant qu’il ne fondât Belo Monte, Maciel/Conselheiro s’occupa, en sus de son activité de prédication, de réparer les églises et cimetières du sertão, et tenta ainsi de remédier au véritable état de délabrement des infrastructures de l’Église, à laquelle celle-ci n’était pas matériellement en état de faire face. Conselheiro et les quelques hommes de métier qui l’accompagnaient étaient donc accueillis favorablement dans les paroisses rurales, et même l’archevêque de Salvador n’eut au tout début rien à redire sur les activités de Maciel. Pourtant, dès 1875, l’archevêque interdit strictement la prédication du laic Maciel ; lorsque le curé d’Aporá lui fit part de cette interdiction, Maciel quitta docilement le hameau, mais pour autant ne voulut pas renoncer à prêcher, ni à l’extérieur ni à l’intérieur des églises. Quand en , trois personnes perdirent la vie lors d’un de ses sermons, dans la localité d’Abrantes (aujourd'hui district de Camaçari), les autorités, exhortées en cela par l’archevêque, décidèrent d’intervenir contre Maciel et le mirent en état d’arrestation à Itapicuru, sur une accusation qui devait s’avérer sans fondement[205].

Dans les années 1880, ses activités continueront de susciter les mêmes réactions : quelques prêtres favorisèrent son zèle de réparateur et de bâtisseur, en dépit de l’interdiction épiscopale, mais certes peu allèrent aussi loin que le curé d’Inhambupe qui accueillit par une sonnerie de cloches et un feu d'artifice la mission sous forme de neuvaine que Maciel devait effectuer dans la paroisse ; ailleurs, la plupart du temps, les prêtres se mettaient en travers de son chemin et s’efforçaient de l’éloigner, avec plus d’insistance encore après que l’archevêque de Salvador, Luís dos Santos, eut en formellement interdit, par la voie d’une circulaire, aux prêtres de laisser Antônio Conselheiro exercer ses activités et rassembler autour de lui les fidèles. Rien de tout cela ne put empêcher l’auditoire de Maciel de grandir encore et à ceux qui lui faisaient cortège de continuer à croître en nombre. En 1886, il fut chassé tour à tour, par une action concertée des curés des freguesias concernées, hors de Patrocínio do Coité, de Simão Dias et de Lagarto. Les mêmes prêtres se montrèrent intraitables quand Maciel s’avisa de revenir deux ans plus tard, et surent de plus s’assurer le soutien de la police. Cependant, attendu que Maciel chaque fois s’inclinait pacifiquement, il n’y eut jamais d’altercations violentes entre les forces de l’ordre et les compagnons de Maciel, qui devaient être alors au nombre de 54[206]. En 1888, l’archevêque de Bahia se vit derechef contraint d’expédier une circulaire à tous ses subordonnés leur proscrivant tout contact avec le Conselheiro, car il lui « était venu à la connaissance que quelques éminents prêtres avaient chargé Maciel de réparer des églises et de construire des cimetières »[207].

Au début, la théologie de Maciel concordait avec la doctrine officielle du Vatican de la fin du XIXe siècle, et par conséquent avec celle de l’Église catholique brésilienne, mais il en était plus de même au moment de la fondation de Belo Monte, survenue quatre ans après la proclamation de la république. Dès 1890, Rome reconnut la république du Brésil, et les autorités ecclésiastiques faisaient désormais profession de neutralité vis-à-vis des systèmes politiques, s’inclinant ainsi devant l’inexorable et ayant à tâche à présent de renégocier, sur une position d’acceptation et de conciliation, les droits politiques et sociaux de l’Église brésilienne. Maciel était au fait de cette position adoptée par la hiérarchie catholique, ne serait-ce parce que le capucin Marciano le confronta directement avec le point de vue du pape. Maciel n’accepta pas ce compromis et se plaça dès lors en dehors de la ligne officielle de l’Église, dont cependant il ne contestera jamais l’autorité. Par l’effet de ce contexte politico-religieux modifié, la pratique religieuse conselheiriste, qui pourtant s’inscrivait dans une longue tradition religieuse populaire et qui certes se heurtait sur certains points de doctrine à l’enseignement catholique officiel, devait maintenant apparaître comme un fondamentalisme religieux[208].

Griefs des autorités civiles

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Sur le chapitre de l’ordre public, les autorités municipales n’avaient que peu de griefs à faire valoir contre les jagunços armés. Ceux-ci en effet n’effrayaient pas outre mesure les sertanejos, attendu qu’il existait dans la région une tradition de services de protection pour les prêtres et autres personnalités religieuses. Les plaintes de fazendeiros se limitaient le plus souvent à des accusations selon lesquelles des voleurs de bétail utilisaient Canudos comme sanctuaire pour se soustraire aux poursuites. Selon Levine, il n’y avait pas en réalité de criminels recherchés parmi les ouailles d’Antônio Conselheiro, comme on l’en accusa ultérieurement[84]. Cependant, selon ce même auteur, à un autre endroit de son ouvrage (p. 165), il y avait bien à Canudos quelques individus recherchés par la justice, en nombre limité sans doute. Pour sa part, l’historienne Katia de Queirós Mattoso indique : Tous s’installent au lieu-dit Belo Monte, qui se transforme très vite en une ville de 30 000 habitants, qui vit des ressources agricoles du lieu, dans un système de production semi-communautaire, et du commerce du bétail et du cuir. Mais, souvent, lorsque les vivres manquent, des fazendas et de petits bourgs sont envahis par les jagunços du Conselheiro qui y cherchent des vivres. La peur s’installe dans toute la région (communication au séminaire la Découverte du Brésil par les Brésiliens tenu à Paris à l’occasion du centenaire d’Os Sertões le 22 novembre 2002, et reproduite dans le Brésil face à son passé, p. 68). Selon l’historien Bartelt au contraire, le stéréotype journalistique selon lequel Canudos fourmillait de bandits n’était pas totalement dénué de fondement. L’existence d’une planque au plus profond du sertão, où les autorités ne s’aventuraient guère et dont la proximité avec le Raso da Catarina augmentait encore l’attrait, eut l’effet d’attirer vers Canudos un certain nombre de véritables jagunços et de délinquants fichés. Les commandants les plus notables de Belo Monte, notablement João Abade, Pajeú et José Venâncio étaient recherchés par la police, pour certains d’entre eux-mêmes pour homicide[209]. L’accusation de soustraction de délinquants à la justice, si elle eût été portée contre Maciel, aurait assurément été justifiée[210].

Les comptes-rendus contemporains faisant état de razzias et de pillages systématiques, et de meurtres occasionnels, apparaissent fortement exagérés, et en règle générale obtenus de deuxième ou de troisième main, voire constituent des falsifications. La documentation de l’après-guerre corrobore le soupçon que les crimes allégués se limitaient à des faits isolés survenus lors de la phase chaude du conflit et devant être compris comme des réactions de défense dans le cadre d’une menace proprement existentielle. Il n’y avait pas là de quoi justifier une intervention policière ou militaire de la part des autorités de l’État fédéré[148].

D’autre part, le boycott fiscal instauré par Antônio Conselheiro était incontestablement illégal. La constitution brésilienne sanctionnait explicitement celui qui pour motifs religieux cherchait à se soustraire aux obligations civiles découlant des lois de la république. De la même façon, la décision des Canudenses de ne contracter mariage que devant le prêtre, sans passer par l’état civil, contrevenait aux nouvelles dispositions législatives républicaines[148].

Au milieu de la décennie 1890, les propriétaires terriens commençaient à se plaindre en privé, souvent avec véhémence, de cet exode massif à destination de Canudos[211]. Canudos en effet menaçait l’ordre établi, en ce qu’il faisait vaciller deux piliers majeurs de la structure de pouvoir oligarchique rurale : d’une part le système de main-d’œuvre flexible, et d’autre part le vote arrangé, par lequel les chefs locaux captaient tous les suffrages placés sous leur tutelle pour les livrer ensuite aux politiciens républicains, en contrepartie de l’exercice du pouvoir local[212]. La première plainte officielle contre le Conselheiro, émise pour atteinte à l’ordre public et émanant d’un policier local, date de , mais fut laissée sans suite[213].

Canudos, en décidant souverainement quelles normes étatiques devaient avoir cours à Canudos, et lesquelles non, violait le monopole de pouvoir de l’État. Bartelt a tenu à souligner que dans le sertão de la fin du XIXe siècle, l’État apparaissait davantage comme une chose virtuelle que comme une réalité institutionnelle palpable. Les institutions, pour autant qu’elles existaient, étaient occupées et agissaient en fonction des critères des élites traditionnelles. Le système coronéliste et ses codes propres tenaient lieu de facto d’institutions publiques et s’appuyaient sur l’exercice de la force privée. En conséquence, selon Bartelt, Belo Monte ne doit pas être considéré comme un État dans l’État, mais bien plutôt comme une tentative de substitut d’État social. L’État de droit républicain, sous-tendu par la constitution, était une coquille vide, et le discours y afférent un vain exercice. Cet état de fait déteint sur la question de savoir si Antônio Conselheiro menait une opposition politique délibérée. En réalité, il ne s’agissait pas tant pour lui de la forme républicaine en elle-même, que de certains contenus particuliers (catholicisme d’État, mariage religieux, etc.) naguère garantis par la monarchie mais que la république abrogea. Belo Monte n’était ni monolithique, ni en opposition radicale et intransigeante avec son entourage. La république ne pouvait se sentir menacée par un mouvement religieux géographiquement circonscrit, aussi longtemps que le territoire concerné n’était pas de facto sous la tutelle républicaine[214].

Les principaux griefs contre Maciel se situent sans doute ailleurs et ont peu de rapport avec son anti-républicanisme. Bien qu’il ne mît pas l’ordre établi fondamentalement en question, et qu’il fût conscient de ses marges de manœuvre, il avait fait irruption dans le système de pouvoir coronéliste régional, et se heurta aux codes de pouvoir privés traditionnels du sertão. Toléré pendant un temps, Belo Monte sera victime d’une double dynamique qui mettra fin à ce fragile équilibre : l’afflux massif de gens, qui sera à l’origine d’un problème de main-d’œuvre, et le fait que Canudos, par sa seule taille, était devenu un facteur de puissance dans la région. Canudos menaçait un système de pouvoir régional, mais à aucun moment la république en tant que telle[214].

Griefs de l’aristocratie foncière du sertão

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Antônio Conselheiro provoqua un bouleversement social majeur dans cette partie du sertão : il désarticula l’organisation économique, perturba profondément la hiérarchie catholique, et fut à l’origine d’une tourmente sociale. En particulier, les grands fermiers locaux et leurs affidés voyaient avec accablement se produire, dans un court laps de temps, de la mi-1893 jusqu’à 1895, un soudain exode de centaines, puis de milliers de familles, qu’Antônio Conselheiro soustrayait ainsi à leurs foyers[215]. Chaque hameau et chaque municipalité d’une vaste zone du sertão vit des contingents entiers de pèlerins quitter leur ancienne résidence, dans une région qui avait déjà une densité de peuplement très faible[111]. Le système traditionnel d’agriculture et d’élevage obligeait les propriétaires terriens à exploiter, comme cultivateurs irréguliers ou journaliers déshérités, une grande masse de manouvriers sédentaires, tandis que le système politique avait besoin de s’appuyer sur des classes inférieures dociles. La soudaine croissance de Canudos vint tout à coup compromettre ces arrangements et finit par ébranler l’équilibre précaire du sertão. Il est certainement exagéré de dire que Canudos menaçait la république, mais, en bouleversant le statu quo rural, la communauté se mit à dos les intérêts locaux, lesquels se sentaient justifiés d’entreprendre des démarches contre elle[117].

Antônio Conselheiro cependant n’avait pas l’intention de défier ou de renverser l’ordre social établi dans la région. Plutôt, il voulait que Canudos pût servir de refuge à ceux désireux de vivre dans une communauté d’observance, à l’écart des tentations temporelles — d’où sa consigne de laisser derrière soi ses possessions et de se retirer pacifiquement dans cette « nouvelle Jérusalem » qu’était Belo Monte[216]. Les Canudenses menaient une existence très réglementée et protégée, selon des règles établies par Conselheiro, mais pour le reste fort normale ; même, pour une localité en plein milieu du sertão, au XIXe siècle, Canudos pouvait être qualifiée de prospère[117]. La vie y était pastorale, centrée sur l’élevage, les cultures saisonnières et les cérémonies religieuses quotidiennes.

Jusqu’à leur premier engagement contre les forces gouvernementales, les Canudenses étaient d’un comportement plutôt calme et passif et la colonie coexistait pacifiquement avec ses voisins. Hormis quelques émeutes brèves et anecdotiques, déclenchées entre autres par des modifications du règlement des marchés, leur comportement au quotidien ne dénotait aucune haine ni aucun durable antagonisme de classe ; au contraire, une sorte de fatalisme mystique amenait les pauvres des campagnes à accepter leur condition sans rechigner. Les coutumes locales profondément enracinées, les représentations traditionnelles autour de la race, et aussi la piètre image de soi des pauvres, minaient leur capacité d’action collective et empêchaient que leurs doléances et leurs malheurs ne débouchent sur une attitude revendicative ou sur une lutte active, et produisaient plutôt un repli psychologique plus profond encore. Sous la direction d’un chef charismatique du type d’Antônio Conselheiro, une éventuelle tentation à la révolte spirituelle prenait alors la forme d’une espérance messianique, se manifestant par la résolution de quitter le monde temporel et de chercher refuge dans une communauté abritée et disciplinée[217].

Contrairement à Padre Cícero, qui permit à ses lieutenants de conclure des accords politiques et fit par là de sa communauté théocratique une force notable dans la politique du Nordeste, Antônio Conselheiro était à cet égard trop inflexible pour faire alliance avec quelque mouvance politique que ce fût, même si son soutien initial aux partisans de Luís Viana incite à penser que, pour un temps du moins, et probablement sous l’influence de ses lieutenants, il ait pu être tenté de se plier aux usages politiques locaux[216].

Mise en place d’un discours dénigrant

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Le premier texte sur Maciel/Conselheiro jamais paru dans la presse, l’article du journal satirique O Rabudo de , sera aussi le premier jalon du processus de construction d’un discours stéréotypé contre le prédicateur itinérant et son mouvement. Parmi les qualificatifs employés à l’endroit de Maciel dans ce premier article, on relève ceux de « charlatan », « fanatique », « délinquant » et « ascète » ; à propos de ses adeptes, issus du petit peuple, les termes utilisés sont : « sans instruction », « crédule », « fanatique ». L’article se clôt par un appel à l’arrestation du prédicateur[218].

Le discours sur Maciel et ses adeptes, puis sur Belo Monte, s’édifiera et se déploiera par la suite selon un ensemble de paradigmes porteurs, dont l’historien Bartelt s’est attelé à faire le recensement[219]. Ce sont : en lien avec Antônio Conselheiro : piété/ascèse, charlatanerie/hypocrisie, hérésie, fanatisme, subversion/non-respect de l’autorité, criminalité (bandit, voleur, assassin), maladie mentale ; en lien avec la foule de ses suiveurs : crédulité/facilité à séduire/superstition, ignorance (absence d’instruction), fanatisme, criminalité. Le peuple fait figure ainsi de corrélat fonctionnel du Conselheiro. Les différents paradigmes, reliés entre eux (hérésie avec maladie mentale, insubordination avec criminalité etc.), composent une matrice discursive, une grille appliquée, tout ou partie, de façon récurrente, au mouvement conselheiriste et à son chef spirituel[220].

L’une des armes les plus redoutables de l’Église était la stigmatisation comme hérétique. Bien que les faits et gestes de Maciel fussent insuffisants à étayer une telle accusation, et en dépit que notamment le curé d’Inhambupe eût tenté de convaincre sa hiérarchie que les pratiques de Maciel « n’étaient autres que la véritable loi de Dieu, et sa vie rien d’autre qu’une véritable pénitence », le discours de l’Église et la sémantique utilisée continueront de se situer dans le champ de l’hérésie[221]. D’abord, l’on dénigra la pratique religieuse de Maciel comme étant exagérément rigoureuse[222], pour ensuite lui reprocher « d’enseigner des doctrines superstitieuses et une morale excessivement sévère, et de faire naître la confusion dans les esprits et de saper ainsi sensiblement l’autorité des prêtres de ces lieux »[223].

La seule gardienne de la vraie doctrine est l’Église officielle. En 1886, c’est-à-dire encore sous l’Empire, le théologien Julio Fiorentini fut missionné par l’épiscopat de Salvador pour soutenir, instruire et, s’il y avait lieu, discipliner les curés locaux. Ses lettres de compte-rendu à l’évêque contiennent tous les principaux éléments de la susnommée matrice discursive[221], établissant en particulier un lien entre le paradigme du non-respect du monopole de l’Église (en matière doctrinaire et disciplinaire) et celui de l’infraction aux lois civiles par une conduite criminelle, et soulignant également à plusieurs reprises une corrélation entre fanatisme et criminalité. La conclusion (« il est de la plus haute importance que cet homme et ses capangas soient expulsés ») s’imposait alors d’elle-même[224]. Il est à rappeler que sous l’Empire, le catholicisme était religion d’État, et que par conséquent Église et État sont toujours lésés conjointement. Le lien est rendu tout à fait explicite dans une lettre de l’archevêque Dos Santos aux présidents de province, où Maciel est accusé de répandre des « doctrines subversives de l’ordre », dans une confusion entre hiérarchie ecclésiastique et ordre public, confusion bien opportune dans une situation où les moyens des prêtres locaux ne suffisaient pas à endiguer l’influence croissante du Conselheiro[225]. Sont ainsi assimilés hérésie/usurpation du statut de prêtre d’une part et subversion/fomentation de troubles/désorganisation du système de travail/délinquance de l’autre[226].

Le paradigme de la pathologisation de Canudos, l’une des valences du paradigme fanatisme, est un sous-produit des théories positivistes, évolutionnistes et racialistes qui avaient fait leur entrée au Brésil vers 1870 et avaient fourni de nouveaux concepts. En témoigne la lettre envoyée par le président de province Bandeira de Mello à l’archevêque Dos Santos, où il propose de faire admettre Antônio Conselheiro dans une clinique de malades mentaux à Rio de Janeiro, cataloguant ainsi Maciel comme problème pathologique, relevant de la médecine moderne[227].

Canudos n’est autre chose qu’un monstrueux accident des alluvions morales du sertão : la férocité des luttes primitives, la rudesse des instincts agrestes, la crédulité de l’inculture analphabète ; Canudos, c’est le banditisme prédateur du crime, la pugnacité implacable des haines locales, l’écume de la campagne et de la ville, le résidu de l’oisiveté, de la misère, de la caserne et de la prison ; tous ces sédiments organiques de l’anarchie, afflués de tous les recoins du Brésil par un estuaire commun jusqu’aux golfes écartés de notre arrière-pays, ont pu pendant 20 ans, en toute quiétude, fermenter et couver par la fascination d’un illuminé, par le délire d’une hallucination superstitieuse. L’indulgence typiquement brésilienne a laissé cet état de choses suivre imperturbablement son cours 20 années durant et traverser deux régimes politiques. L’homme en effet ne semblait être qu’un monomane religieux inoffensif. Cependant, cela devait entraîner ces conséquences extraordinaires et fatales.

Rui Barbosa[228]

Ce discours hostile ne sera que faiblement contrebalancé par quelques prises de position plus complaisantes envers les Canudenses. Lors du débat au parlement de Bahia en 1894, déjà évoqué ci-haut, l’opposition tenta, pour des raisons de pure tactique politicienne, de dépeindre les adeptes de Maciel/Conselheiro comme des victimes innocentes captives d’un aliéné mental, tout en soulignant que la vie de ces malheureux pourrait être mise en péril par la politique répressive menée par le gouverneur Viana. Ainsi l’opposition bahianaise présenta-t-elle pendant quelque temps les Canudenses comme des victimes de la répression de l’État, dans le désir de pouvoir transférer sur eux-mêmes ce statut de victime[229]. Rui Barbosa, depuis la capitale fédérale, avait fait siens les usuels paradigmes du fanatisme, de la crédulité et du primitivisme des Canudenses, mais récusa vigoureusement l’idée que Canudos fît partie d’une ample organisation monarchiste structurée :

« À cette imputation inepte, qui fait d’Antônio Maciel l’incarnation des revendications du monarchisme, le libelle, dont la férocité se nourrit de flammes et de sang, ne prend jamais la peine, pour la valider, d’apporter ne serait-ce que l’ombre du début d’une preuve. Nul jusqu’ici n’a réussi à signaler le plus léger indice d’une immixtion des restaurateurs [de l’Empire] dans les événements de Canudos. Il n’y a pas en ce sens un seul fait, un seul témoignage, une seule apparence concluante, ou un seul soupçon. »

— Rui Barbosa, 24 mai 1897[230].

Ce fut, ironiquement, la presse monarchiste, en particulier le quotidien paulista Gazeta da Tarde, qui prit à tâche de rappeler que les droits fondamentaux institués par la république devaient aussi s’appliquer aux Canudenses. La Gazeta da Tarde, qui ne se lassait pas de mettre en évidence la supériorité politique, économique et morale de la monarchie (par opposition au chaos, à l’anarchie, la corruption, la tyrannie, l’inflation etc. du régime républicain), prit la défense d’Antônio Conselheiro, le décrivant comme « un homme d’un esprit supérieur, qui par sa parole et par l’exemple de sa vie ascétique acquit une influence puissante et irrésistible sur les masses ». Si l’on vit ici également surgir les mêmes clichés dominants, ce fut pour les retourner en leurs contraires, ou les faire changer de récipiendaire : p.ex. les épithètes de « héros » et de « martyrs », habituellement accolés aux soldats de l’armée républicaine, revinrent ici aux jagunços, et l’étiquette de « monstre », réservée aux conselheiristes, passa aux militaires de l’armée régulière. Cependant, après les attentats anti-monarchistes de , la voix du monarchisme politique s’éteignit abruptement[231].

L’écrivain Joaquim Machado de Assis, qui tint entre 1892 et 1897 une chronique régulière dans le journal Gazeta de Noticias de Rio de Janeiro, fournit une autre voix discordante. Assis traita les paradigmes et topos du discours dominant sur le mode ironique en les utilisant à contre-sens, et s’érigea en farouche défenseur du droit à la liberté d'opinion, laquelle incluait selon lui la liberté d’avoir des visions religieuses et d’en faire part à autrui. Mais ici aussi, les Canudenses restent en règle générale sans consistance et sans personnalité, et Assis fait intervenir le Conselheiro comme un signe fonctionnel pour les besoins d’une démonstration faisant s’opposer romantisme et modernité urbaine. Néanmoins, Assis s’employa à démonter l’appareil discursif dominant dans presque tous ses aspects, et ses deux derniers billets, bien que rédigés en , c’est-à-dire peu avant la troisième expédition, mettaient en garde contre la catastrophe humanitaire à venir. Cependant, la parole littéraire restera impuissante face à l’opinion politique, et les sarcasmes de l’écrivain ne seront d’aucun effet[232].

Formation d’un consensus favorable à la destruction de Canudos

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En un vif débat eut lieu à la chambre des représentants de l’État de la Bahia au sujet de Canudos et d’Antônio Conselheiro. Le point de vue des élites du littoral fut défendu par Antônio Bahia da Silva Araújo, député natif de Salvador, qui eut recours aux stratégies de criminalisation et de fanatisation/pathologisation et lança des allégations non vérifiées selon lesquelles Maciel disposerait de ses propres effectifs de police, procéderait à des arrestations dans les villages alentour, édicterait ses propres lois, disposerait d’un important pouvoir politique par le biais des 10 000 à 12 000 électeurs potentiels qu’il avait à sa disposition et dont il était inconcevable qu’il ne fît pas usage et jouirait d’un pouvoir financier considérable. Canudos constituant un « État dans l’État », il menacerait l’ordre du sertão et la lutte contre lui transcende le clivage entre les partis politiques car les partis rivaux ont tous deux des fazendeiros dans leurs rangs[233]. En face, la position sertaneja périphérique était incarnée dans le débat par le député José Justiniano Pereira, originaire du sertão, au même titre que les figures dirigeantes José Gonçalves et Luís Viana. Après avoir déploré la prédominance de la métropole côtière, Justiniano fit les mises au point suivantes : 1) Maciel bénéficie du soutien des prêtres locaux ; 2) il accomplit un travail que ni le gouvernement ni l’Église n’ont été en mesure d’accomplir ; 3) l’accusation de délinquance a été officiellement réfutée ; 4) Maciel est un homme vertueux, un véritable ascète, non un hypocrite, même s’il est sans conteste un fanatique ; 5) le peuple, dans sa crédulité et son manque d’instruction, croit que Maciel dit la vérité ; 6) Canudos est certes à cataloguer comme facteur de désordre, mais non de sédition, et aucune action pénalement répréhensible n’a pu être constatée ; 7) la perception de Canudos est altérée par les combats meurtriers en cours dans le sud de la Bahia (la Terreur)[234]. Étant donné que dans le sertão, poursuivit Justiniano, la religion joue un grand rôle, il conviendra de dissoudre le mouvement par des moyens religieux, et de ne faire appel qu’en dernier recours aux moyens militaires, afin d’éviter le sacrifice inévitable de femmes et d’enfants. Justiniano proposa donc de dépêcher sur les lieux un missionnaire — proposition qui ne sera pas retenue[235].

En 1895, un an avant le déclenchement des opérations militaires, le moine capucin João Evangelista de Monte Marciano, un de ces ecclésiastiques européens auxquels l’Église brésilienne crut bon de devoir faire appel pour son projet de remise au pas doctrinal et disciplinaire, fut dépêché à Canudos par l’évêque de Bahia Jerônimo Tomé da Silva, sur sollicitation et proposition du gouverneur Joaquim Manoel Rodrigues Lima. La personnalité de celui qui fut chargé de cette « sainte mission » ne se prêtait guère à une entreprise de persuasion et de conciliation ; Marciano en effet se proposait de « proclamer la vérité évangélique » et de « rappeler les sectaires à leurs devoirs de catholiques et de citoyens »[236]. Marciano eut une conversation avec Maciel, lors de laquelle il lui représenta que « l’Église condamne toute révolte et accepte toutes les formes de gouvernement » ; il en est même ainsi en France, où « le peuple tout entier, y compris les monarchistes locaux, obéissent aux autorités et aux lois » ; quant à l’Église brésilienne, « nous reconnaissons, de l’évêque jusqu’au dernier des catholiques, le gouvernement actuel. Vous seul ne voulez pas vous soumettre ». Le terme République est à prendre ici comme le signe de l’ordre et de l’autorité étatiques, dont l’Église officielle avait entre-temps pris son parti[237]. Le rapport que rédigea Marciano connut une grande fortune et restera jusqu’en 1897 le texte sur Canudos le plus diffusé[238]. Dès l’orée de son exposé, Marciano s’applique à amalgamer les domaines État et Église en associant les paradigmes de l’hérésie et de la criminalité, et à la fin de son rapport résume son point de vue de la manière suivante :

« La secte politico-religieuse qui s’est installée et retranchée à Canudos n’est pas seulement un foyer de superstition et de fanatisme, et un petit schisme au sein de l’Église bahianaise, mais aussi et surtout un germe, en apparence accessoire, mais en réalité dangereux et funeste, de résistance téméraire et d’hostilité contre le gouvernement constitutionnel du pays — l’on pourrait dire un État dans l’État —, où les lois ne sont pas observées, les autorités ne sont pas reconnues, et la monnaie républicaine est interdite de circuler. […] En ce triste lieu, la loi est sans pouvoir, et les libertés publiques sont considérablement restreintes. Pour la cause de la religion, de la paix sociale et de la dignité du gouvernement, des mesures sont nécessaires, propres à rétablir dans la localité de Canudos l’autorité de la loi et nos droits en tant que peuple civilisé, et à permettre que la religion catholique puisse à nouveau s’exercer sans restriction. »

— João Evangelista de Monte Marciano

L’on aura noté que Marciano s’exprime à la fois au nom de l’État et de l’Église, qui, quoique constitutionnellement séparés, se doivent ici de s’unir contre une menace commune[239]. Un énoncé central du texte est l’affirmation que Canudos héberge une opposition militaire organisée, dirigée contre la République et contre l’Église ; l’image de la population tout entière constituée en armée, son attitude agressive, Canudos comme camp militaire retranché, la surmilitarisation (où même les femmes et les enfants sont appelés sous les armes) sont autant d’éléments avancés à l’appui de cette thèse. Ainsi l’hérésie religieuse de Maciel se trouve-t-elle démasquée comme paravent d’une subversion politique. Le mouvement est à présent caractérisé essentiellement comme organisation rebelle militaire, comme puissance militaire ennemie[237]. Le rapport de Marciano permit de faire la jonction entre le discours religieux et celui politico-juridique, et de subsumer la religiosité de Canudos sous le paradigme politique, et préfigure, compte tenu de l’échec de cette mission pacifique, l’inévitable consensus à venir sur la nécessité de destruction de Belo Monte. Marciano quitta Canudos en envoyant à la communauté les paroles suivantes :

« Tu n’as pas voulu reconnaître les émissaires de la vérité et de la paix et tu n’as pas accepté ton salut. Mais des jours viendront sur toi, où des forces invincibles t’assailliront, de vigoureux bras te maîtriseront et araseront tes remparts, désarmeront tes sicaires et éparpilleront à tous vents la mauvaise secte qui t’a humilié sous son joug. »

Ce texte est la dernière prise de position de l’Église sur Canudos, laquelle restera dans la suite largement muette sur ce sujet.

Dans l’une des compartiments de l’appareil discursif anti-Canudos, Belo Monte était regardé comme un adversaire militaire et (après 1896) apte à la guerre. Ce paradigme (celui de Canudos comme outil manipulé ou comme partie intégrante et délibérément participante d’une conjuration monarchiste visant à un reversement du régime) commença à jouer un rôle porteur dans le discours sur Canudos à partir de . En réalité, le monarchisme comme force politique militante et intellectuelle était somme toute resté insignifiant en dehors de Rio de Janeiro et de São Paulo, et dans la Bahia, la production journalistique monarchiste ne mérite guère mention. La nouveauté consistait en ce qu’une relation était à présent établie entre une hypothétique conjuration monarchiste et le Nordeste[240].

Le , des étudiants de différents établissements d’enseignement supérieur de la Bahia publièrent un manifeste conjoint à l’attention des « collègues et républicains des autres États fédérés », qui sera publié tel quel, souvent sans commentaire, dans nombre de journaux bahianais et des autres États, dans un tiré à part de sept pages[241]. Conçu comme un plaidoyer en faveur de Bahia, le manifeste s’attache à expliquer l’apparition de Canudos et le fanatisme des conselheiristes par des considérations médico-psychologiques et anthropologiques. La conclusion vers laquelle s’acheminaient les rédacteurs du manifeste tenait que les Canudenses ne souhaitaient pas un autre État, mais voulaient s’affranchir de toute influence étatique. Envisager que les sertanejos puissent vouloir lutter contre tel système politique et lui en désirer tel autre apparaît absurde, pour la raison simple qu’il leur manque toute notion et toute représentation de l’État, de la nation et de la patrie. Pourtant, à rebours de ce que l’on pouvait attendre, la conséquence finale tirée par les auteurs ne sera pas que le sertão « a besoin d’écoles plutôt que de canons », selon l’expression de Da Cunha, mais que le « fanatisme séditieux [devait] être éliminé immédiatement et complètement » », rejoignant ainsi le consensus général d’anéantissement[242].

Après l’échec de la troisième expédition, peu nombreux furent ceux qui n’adhérèrent pas au susnommé consensus de destruction. Significativement, une lettre de Gonçalves à Prudente de Morais laisse entendre que les conselheiristes se sont doublement placés en dehors de l’État : d’abord comme citoyens, par quoi le devoir des citoyens républicains est d’œuvrer à leur destruction, puis comme Bahianais, car la Bahia doit être sauvée d’eux. Ce texte touche indirectement à l’un des points du discours sur Canudos le plus lourd de conséquences : la question de savoir si Maciel et ses partisans tombaient sous la protection des principes de la constitution et des directives de l’État, et s’ils sont encore à considérer et à traiter comme des citoyens brésiliens[243].

Antônio Maciel, Antônio Conselheiro et Bom Jesus, voilà trois noms différents, mais un seul suffit à désigner concrètement l’ennemi de l’ordre établi, le prédicateur contre les principes inaltérables de la loi, du travail et de la morale. Je ne tiens pas à m’attarder davantage sur ce criminel, que dans la capitale on qualifie déjà de perturbé, maniaque et dément, et que bientôt l’on appellera sans doute un martyr. Depuis plus de 20 ans, il n’est pas un inconnu ; ce laps de temps est suffisamment long que pour démontrer la négligence et l’inaction de ceux qui pourtant étaient censés réguler le marché du travail et répandre la paix et la fidélité aux lois pour le bien de la société brésilienne. Une nouvelle fois, il a laissé tomber son bâton de moine-mendiant, s’est emparé du sabre du bandit et s’est retranché dans le hameau de Canudos […]. Il dispose de suffisamment de fanatiques qui croient à la résurrection et qui sont armés de carabines automatiques. En permanence, il défie les forces armées et leur livre des combats, de sorte que de vaillants soldats sont déjà tombés sur le champ du devoir.

Capitaine Salvador Pires de Carvalho ()[244].

Entre mars et , l’opinion publique brésilienne, portée par tous les paradigmes évoqués ci-haut (hérétisation, fanatisation, criminalisation, pathologisation, militarisation, politisation), auxquels s’étaient ajoutés ceux de la naturalisation et de la bestialisation (Canudos étant hissé au rang d’antithèse de la civilisation), sera finalement unanime à réclamer la destruction de Canudos[245].

Décision de l’intervention militaire

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Ce qui finalement mit en branle la série d’événements qui détermineront, doublés chacun de leur résonance discursive, la chaîne de causalité et l’escalade de violence devant aboutir onze mois plus tard à la destruction complète de Canudos, fut la fabrication délibérée en d’une fausse menace. Antônio Conselheiro avait commandé (et payé d’avance) une quantité de bois de charpente chez un coronel de Jazueiro, et, sa marchandise tardant à venir, décida d’envoyer quelques-uns de ses hommes pour prendre la commande. Il n’est pas établi que la rumeur selon laquelle les conselheiristes s’apprêtaient à attaquer Jazueiro fut lancée par le juge Arlindo Baptista Leoni, lequel avait en 1895 dû fuir de Bom Conselho devant les Canudenses et se tenait à l’affût d’une occasion de couper les relations commerciales entre Canudos et Juazeiro ; toujours est-il qu’il sollicita aussitôt des troupes auprès du gouverneur Viana, au motif que les hommes de Maciel marchaient en armes sur Juazeiro, bien que cette rumeur fût démentie par le susmentionné coronel ainsi que par d’autres citoyens. Viana, qui n’avait alors aucun intérêt à une confrontation avec Canudos, se montra tout d’abord réticent, mais sur les instances renouvelées de Leoni, qui avait en outre mobilisé la presse régionale, consentit finalement à envoyer à Juazeiro par le chemin de fer un détachement de 113 soldats alors stationnés à Salvador. Arrivés sur place, les soldats, placés sous les ordres du lieutenant Manoel da Silva Pires Ferreira, attendirent en vain pendant cinq jours l’ordre d’attaque en provenance de Salvador, jusqu’à ce que Pires Ferreira impatienté prit lui-même l’initiative de marcher sur Canudos, en totale méconnaissance des conditions du terrain[246].

Déroulement de la guerre

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Prélude et élément déclencheur

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Les opérations armées contre Conselheiro et ses suiveurs commencèrent dès les premières années de la République, c'est-à-dire dès avant son installation à Canudos. Quand le bruit courut qu’il excitait la population contre le nouveau régime, une force de police d’une trentaine d’hommes bien armés partit de Bahia à l’effet de disperser les quelque deux cents insurgés, mais furent mis en fuite par les jagunços près de Masseté. Une deuxième incursion eut lieu qui fit cependant long feu dans les environs de Serrinha, les conselheiristes possédant l’art de se rendre invisibles dans la caatinga, où nul ne s’aventurait à les suivre. Ces descentes de police furent l’une des raisons pour lesquelles Conselheiro résolut de se sédentariser dans un endroit qu’il connaissait de longue date, la ferme abandonnée de Canudos.

Outre le soupçon (injustifié) de participation à une sédition monarchiste de grande envergure qui pesait sur les Conselheiristes, un autre élément rendait impératif pour les autorités centrales de pacifier le sertão de Canudos. L’État de la Bahia en effet se trouvait alors confronté à une série d’autres insurrections : la petite ville de Lençóis, à quelque 400 km au sud-ouest de Canudos, avait été attaquée par une troupe armée, dont les incursions du reste portaient jusque dans l’État de Minas Gerais voisin ; d’autres bandes s’étaient emparées du hameau de Brito Mendes ; plus au sud encore, à Jequié, des groupes armés commettaient toutes sortes d’attentats. L’action de ces bandes n’était pas sans lien avec la présence de grandes richesses minières, qui faisaient de ces sertões depuis deux siècles des destinations privilégiées pour de nombreux aventuriers[247]. S’y ajoutaient les désordres et déprédations, d’ampleur croissante, à l’origine desquels se trouvaient des tyranneaux et potentats locaux, auxquels des jagunços, y compris ceux de Canudos, avaient pris l’habitude, comme indiqué ci-dessus, de vendre leurs services. Ce désordre du banditisme discipliné, selon le mot d’Euclides da Cunha, s’inscrivant ou non dans le cadre de campagnes électorales, prenait la forme de combats aventureux et de petites batailles rangées, menés par des jagunços fiers de leur bravoure et non exempts d’une certaine noblesse d’âme, et ne manquait jamais de déboucher sur l’incendie et la mise à sac de villes et villages tout au long du cours moyen du fleuve São Francisco[248]. Enfin, la force numérique des Canudenses et le puissant empire moral de Conselheiro devaient achever d’inquiéter les autorités. L’extraordinaire pèlerinage d’un quart de siècle qui avait mené Antônio Conselheiro à travers tous les recoins du sertão et lui avait fait accumuler les bienfaits lui valait à présent un grand ascendant sur les populations sertanejas, et il n’y avait pas un seul bourg où il n’eût pas de fervents partisans. En 1895, il fit capoter la mission apostolique dépêchée à Canudos par l’archevêque de Bahia ; dans le rapport rédigé à ce sujet par Frère João Evangelista, le missionnaire affirmait que sans compter les femmes, les enfants, les vieillards et les malades, la communauté de Canudos comprenait un millier d’hommes robustes et téméraires, armés jusqu’aux dents[249]. Non seulement l’accès à la citadelle où il s’était retranché était des plus ardues, notamment en raison du dévouement inconditionnel de ses sectateurs, mais encore Antônio Conselheiro régnait sur une étendue fort vaste alentour, où il pouvait compter partout sur la complicité volontaire ou forcée de ceux qui le vénéraient ou le craignaient.

En se produit l’incident qui devait déclencher la guerre de Canudos proprement dite. Antônio Conselheiro avait commandé un lot de bois d’œuvre en provenance de la ville de Juazeiro voisine, en vue de la construction d’une nouvelle église ; le bois cependant ne fut pas livré, nonobstant qu’il fût déjà payé. La rumeur se mit alors à circuler que les conselheiristes viendraient chercher le bois par la force, ce qui porta les autorités de Juazeiro à requérir l’assistance du gouvernement de l’État de Bahia.

Le détachement que les autorités envoyèrent alors à Canudos sera la première d’une série de quatre expéditions, lesquelles eurent ceci de remarquable, que dans chaque nouvelle expédition furent répétées les erreurs de la précédente. Ces erreurs étaient essentiellement de trois ordres : premièrement, la sous-estimation des difficultés géographiques et climatologiques, les hauts gradés de l’armée régulière, formés dans les grandes villes aux théories militaires européennes, n’ayant aucune idée de la configuration du terrain dans le sertão ; deuxièmement, la méconnaissance de l’adversaire, les militaires s’obstinant à pratiquer une tactique s’appuyant sur des corps de bataille fermés, à l’européenne, alors qu’ils avaient à affronter une guerre d’escarmouches, menée par des guérilla insaisissables, familiers avec le terrain, en mesure de monter embuscade sur embuscade, sans grand risque pour eux ; troisièmement, la mésestime de Conselheiro, qui s’était, au cours d’un quart de siècle d’errance dans le sertão, acquis auprès des populations un ascendant et une vénération considérables, y compris d’ailleurs auprès des guides mis à contribution par l’armée, ce qui permit aux conselheiristes d’être au fait du moindre mouvement des troupes gouvernementales. Mais de façon générale, les provinces du nord-est (Goiás, Bahia et Pernambouc), et moins encore leurs arrière-pays, ne figuraient guère sur la carte mentale des élites de la jeune république brésilienne. Ces élites, établies dans la capitale Rio de Janeiro et à São Paulo, férues de positivisme, acquises à l’idée de progrès, totalement alignées sur les conceptions et usages occidentaux, ignoraient tout du mode de vie des populations très mélangées habitant le sertão ou tout au plus les considéraient comme des arriérés atavistes, selon le mot d’Euclides da Cunha. Le pouvoir central ne pouvait donc voir dans une rébellion telle que celle de Canudos qu’une sédition anti-républicaine qu’il convenait de réprimer.

Première expédition (novembre 1896)

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Début , peu de temps après l’incident du bois d’œuvre, le magistrat de la ville de Juazeiro finit par donner l’alerte, affirmant dans un télégramme au gouverneur de la Bahia que les sectateurs de Conselheiro se trouvaient à deux journées de marche de la ville. Un détachement de troupe régulière d’une centaine d’hommes, qui avait été réquisitionné auparavant auprès du général commandant du district et était prêt à partir pour Juazeiro dès que parviendrait le message du juge de cette commune, fut placé sous le commandement du lieutenant Manuel da Silva Pires Ferreira et partit en train express pour Juazeiro. Arrivée à destination le matin du , la petite troupe ne put pourtant empêcher l’exode, déjà en cours, d’une grande partie de la population, désireuse d'esquiver un assaut supposé imminent[250]. Le lieutenant Manuel da Silva Pires Ferreira, après plusieurs jours passés à attendre à Juazeiro, voyant que la rumeur d'une algarade de Conselheiro était sans fondement, convint cependant avec le magistrat d’aller au-devant des bandits, afin d’éviter qu’ils envahissent la ville.

Le soir du , le détachement de police, accompagné de deux guides embauchés à Juazeiro, se mit donc en route pour Canudos, situé à quelque 200 km de distance, entreprenant ainsi de traverser à pied une zone aride et dépeuplée, mais sans les ressources indispensables à une telle traversée. Da Cunha souligne que dans le sertão, et ce avant même les mois les plus chauds, des hommes portant l’équipement militaire, ployant sous le poids de leurs sacs à dos et de leurs gourdes, ne peuvent plus guère, sous une température des plus élevées, avancer après dix heures du matin sur ces plateaux dépourvus de la moindre ombre, et commencent alors à souffrir de soudains accès de fatigue[251]. En outre, cette portion de l’État de la Bahia, la plus dévastée par les sécheresses, était à cette époque l’une des régions parmi les plus mal connues du Brésil. Peu de voyageurs l’avaient affrontée et seules de petites constructions éparses la parsemaient de loin en loin. Le premier jour, la petite expédition eut à parcourir, sans s’arrêter, une quarantaine de kilomètres de route dans le désert, jusqu’à atteindre un étang minuscule, où subsistait un peu d’eau. Se succédèrent ensuite des escales solitaires ou des fazendas, dont certaines étaient abandonnées, les rares habitants des lieux ayant en effet, vu que tout présageait une période de sécheresse, pris la fuite vers le nord en emportant leurs troupeaux de chèvres[252].

Le , la troupe épuisée parvint finalement à Uauá, un village d’aspect morose situé environ aux deux tiers du trajet et constitué alors de seulement deux rues qui débouchaient sur une place irrégulière et que bordaient une centaine de maisons mal bâties et de pauvres remises. Les jours de marché, il répudiait son aspect de village abandonné et devenait l’endroit le plus animé de cette partie du sertão, avec ses deux ou trois boutiques et sa baraque du marché, où étaient vendus les produits d’une maigre industrie locale (peaux de chèvre, hamacs etc.). La troupe se proposait de se servir du bourg comme halte transitoire et partit aux renseignements, mais ne réussit qu’à recueillir des informations contradictoires, impropres à une évaluation correcte de la situation[253]. En tout état de cause, la décision fut prise d’attaquer le plus tôt possible.

Uauá, comme les localités circonvoisines, se trouvait sous la domination de Canudos et abritait plusieurs adeptes d’Antônio Conselheiro ; ceux-ci, à peine la troupe avait-elle fait halte sur la place, s’étaient précipités vers Canudos et, arrivés à l’aube du , y donnèrent l’alarme. Parallèlement, à la tombée de la nuit, la population de Uauá s’enfuit subrepticement presque dans sa totalité, par petits groupes furtifs, en se faufilant entre les postes avancés de la troupe[254].

Le lendemain à l’aube, la troupe fut réveillée par une foule d’un millier de jagunços d’Antônio Conselheiro, lesquels, dirigés par Pajeú et João Abade, portant croix et bannières et ne semblant pas avoir d’intentions guerrières, annoncèrent leur arrivée par des Kyrie Eleison et des louanges en l’honneur de leur chef, à la manière d’une procession de pénitents. Dissimulés parmi cette foule de croyants désarmés qui arboraient des statues, des images de saints, et des palmes desséchées, se tenaient les combattants équipés de vieux fusils, d’aiguillons de vaqueiro, de piques et de faux. À l’approche de cette multitude, les sentinelles des postes de garde les plus avancés, surprises et encore tout ensommeillées, ripostèrent par des coups de carabine tirés au hasard, puis se replièrent précipitamment vers la place du village, contraints d’abandonner aux mains des assaillants un de leurs compagnons, qui fut poignardé sauvagement. L’alarme fut ainsi donnée, et aussitôt la paisible Uauá se transforma en violent champ de bataille. Subitement confrontés aux jagunços, qui avaient promptement débouché sur la place, les soldats ne purent pas se déployer en formation de bataille et eurent tout au plus le temps d’ébaucher hâtivement une bancale ligne de tir, que commandait un sergent. Lors du combat, d’une âpreté inouïe mais très inégal qui s’engagea alors brutalement, furent utilisées par les rebelles, dans des combats au corps-à-corps au milieu des tirs de pistolet et de revolvers, des armes telles que des sabres d’abattis à lame large, des aiguillons de bouvier, des piques de trois mètres de longueur, des faux, des bâtons et des fourches. La ligne fragile de défense de la troupe régulière céda bientôt, et la horde fanatisée des Canudenses déferla sur la place aux cris de Vive le Conselheiro ! et Vive le bon Jésus ![255]. Le lieutenant Pires Ferreira, dans sa description de l’attaque, soulignera « l’incroyable férocité » des assaillants et la manière peu conventionnelle dont ils effectuaient leurs manœuvres, notamment par l’usage de sifflets. L’effet de surprise et la vélocité du combat permit aux Conselheiristes de prendre l’avantage dans un premier temps. Cependant, la plupart des hommes de troupe se retranchèrent ensuite dans les maisons, pratiquèrent des meurtrières dans les murs de pisé, et se cantonnèrent dans la défensive. La lutte alors devint inégale pour les matutos (paysans), car malgré leur avantage numérique, la logique des armes avait repris le dessus : les soldats du 9e bataillon d’infanterie, armés et munis d’équipements les plus modernes et les plus meurtriers, dont des fusils automatiques, infligèrent de lourdes pertes aux Belomontenses, qui, regroupés sur la place autour de leurs symboles sacrés, et pris sous le feu des soldats, commencèrent à tomber en masse, fauchés par les fusillades d’armes à répétition, auxquelles ils ne pouvaient opposer qu’un seul coup de tromblon à la fois. La bataille se poursuivit ainsi pendant près de quatre heures, sans épisodes valant d’être signalés, et sans que fût esquissé le moindre mouvement tactique, chacun se battant pour son propre compte, selon les circonstances[256]. Commandés par João Abade, les jagunços sillonnaient les rues, contournaient le village, puis se rabattaient sur la place, en vociférant des imprécations et des vivats. Reconnaissant finalement l’inutilité de leur combat, ils délaissèrent peu à peu le champ de bataille, se dispersèrent dans les environs et ramenèrent la bannière sacrée à Canudos.

Les soldats toutefois, épuisés, n'étaient pas en état d’engager aucune poursuite. Au terme de quatre à cinq heures de combat, après que les Canudenses eurent résolu de se retirer, l’on put comptabiliser les pertes des deux camps, le bilan indiquant alors une indiscutable victoire militaire des troupes gouvernementales ; dans son rapport officiel, Pires Ferreira nota que dans la bataille périrent, dans les rangs des Conselheiristes, « cent-cinquante hommes, blessés non inclus », chiffre à mettre en regard des dix morts (un caporal, un sergent, six soldats et les deux guides) et des seize blessés dans le corps expéditionnaire[257]. Ces pertes, encore que considérées comme « insignifiantes numériquement », motivèrent néanmoins le commandant, qui disposait pourtant de 60 hommes valides, à renoncer à poursuivre l’entreprise et à entamer la retraite. En dépit de la victoire apparente, l’expédition était de fait vaincue, car épuisée et hébétée, stupéfiée par cet assaut d'un type inhabituel, et n’ayant plus ni la force, ni le courage d’attaquer Canudos, nonobstant que le détachement avait déjà alors parcouru les deux tiers de la distance séparant Juazeiro du village rebelle ; le médecin militaire fut même pris de démence[258]. À peine les soldats morts eurent-ils été inhumés dans la chapelle d’Uauá que la troupe, après avoir pillé puis incendié le village, s’en retourna ce même après-midi à Juazeiro, qu’elle atteignit, à marches forcées, en quatre jours. La population, à la vue de la troupe, qui offrait l’image de la déroute, crut que les jagunços étaient lancés sur leurs traces et reprit de plus belle son exode[259].

Deuxième expédition (janvier 1897)

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Préparatifs

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Le major Febrônio de Brito, commandant de la deuxième expédition.

La défaite de Pires Ferreira à Uauá et les récits sur la férocité et le fanatisme des insurgés provoquèrent un grand tollé national et appelaient une réaction radicale. L'armée nationale était désormais mise en demeure de soumettre le village, qui ne cessait entre-temps de grossir et avait déjà atteint une population de 30 000 habitants. Cependant, une divergence de point de vue existait entre le gouverneur de l’État de Bahia, qui tendait à y voir un désordre banal, maîtrisable par de simples forces de police, et le chef des troupes fédérales, pour qui il s’agissait d’un mouvement plus redoutable, capable de véritables opérations de guerre. Pourtant, le gouvernement de Bahia, attaché à sa souveraineté en tant qu’État fédéré et longtemps réticent à accepter l’intervention fédérale, finit par céder, comprenant que le désordre de Canudos, encore ponctuel pour l’heure, était susceptible de devenir par contagion le foyer d’une déflagration dans tout l’arrière-pays du Nordeste brésilien, qu’il s’agissait par conséquent d’une question qui concernait le pays tout entier et exigeait la collaboration de tous les États fédérés.

Le général Argolo.

Aussi est-ce sous la direction du ministre de la Guerre, le général Francisco de Paula Argolo (en), que fut mis sur pied une nouvelle expédition. Le deuxième corps expéditionnaire, placé sous les ordres du major Febrônio de Brito, commandant du 9e bataillon d’infanterie, et composé de 543 hommes de troupe, 14 officiers, 3 médecins, 2 canons Krupp de campagne et 4 mitrailleuses Nordenfelt, s’organisa sans plan précis ni responsabilités bien circonscrites et partit le pour Queimadas, localité qui se trouvait être dotée d’une gare de chemin de fer et était distante de 70 km environ au sud de Monte Santo. Le chef de l’expédition, longtemps hésitant entre Queimadas et Monte Santo, ne partit résolument pour Monte Santo qu’en décembre, après que la controverse entre souveraineté de Bahia et intervention fédérale eut été tranchée[260].

Le commandant du district avait un moment envisagé d’attaquer les rebelles en deux points distincts, en faisant avancer vers un seul objectif non pas une mais deux colonnes, sous la direction générale du colonel du 9e d’infanterie, Pedro Nunes Tamarindo. Ce plan de campagne, en adéquation avec la configuration humaine et géographique du conflit, aurait visé à mettre en place tout d’abord un cercle autour de Canudos, à distance du village même, d’affaiblir les rebelles en fractionnant leurs forces, pour permettre ensuite à des troupes régulières peu nombreuses mais bien entraînées de les enserrer dans des mouvements enveloppants[260]. Ce plan toutefois ne fut pas mis en œuvre.

Cantonnement à Monte Santo

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La bourgade de Monte Santo, distante d’une soixantaine de kilomètres (à vol d’oiseau, mais de près de 100 km par la route) au sud du village rebelle, se dresse au centre d’une zone fertile exiguë, de seulement quelques kilomètres de diamètre, sillonnée de petits cours d’eau réfractaires aux sécheresses, et incomparablement plus verdoyante que les étendues désolées de la région alentour. La localité doit cet avantage au fait qu’elle se trouve au pied d’une courte chaîne de montagnes d’où jaillit l’unique source permanente de cette contrée, et sur le sommet le plus élevé de laquelle fut construite pour cette raison un sanctuaire, l’église du Calvaire, que permet d’atteindre un raide sentier jalonné de vingt-cinq chapelles. Mais ce qui surtout justifiait le choix de cette localité comme lieu de cantonnement était sa position stratégique au regard des objectifs de l’imminente campagne militaire, ainsi que sa valeur logistique, par ses liaisons avec la gare de chemin de fer de Queimadas, laquelle permettait les communications les plus rapides avec Salvador et le littoral[261].

Une maison donnant sur la place du Marché, et se distinguant de toutes les autres en ce qu’elle était seule pourvue d’un étage, fut choisie comme quartier-général des troupes. Du reste, l’expédition reçut un accueil triomphal de la part des autorités ; la présence de la troupe donna lieu à d’enthousiastes festivités. Nul ne doutait que l’expédition allait l’emporter ; malencontreusement, cette certitude eut pour effet de l’immobiliser pendant quinze jours à Monte Santo, alors qu’il eût fallu, ainsi que le commandait une saine conscience du danger, au contraire se mobiliser sans délai et mener une attaque à l’improviste contre l’adversaire[262].

Entre-temps, tandis que les vaqueiros examinaient les pièces d’artillerie sur la place, quelques-uns parmi eux, émissaires d’Antônio Conselheiro, s’en retournaient ensuite furtivement vers le nord, à destination de Canudos, après avoir, sans que nul ne s’en aperçût, observé, recueilli des renseignements, dénombré les effectifs, et examiné tout l’équipement de guerre. En outre, la troupe, en dépit du secret le plus absolu de ses délibérations, allait être accompagnée dans sa marche par les espions conselheiristes[263].

La petite ville de Monte Santo, base arrière de la deuxième expédition. À l'avant-plan, raidillon conduisant à l'église du Calvaire.

Le commandant de l’expédition pourtant s’était initialement proposé de lancer un assaut foudroyant, comme en témoigne le fait qu’il avait laissé à Queimadas une bonne partie des munitions, pour ne pas retarder davantage la marche et pour ne pas donner à l’ennemi le loisir de se renforcer. En effet, irrité par les atermoiements des autorités politiques, et outré par les diverses difficultés auxquelles il eut à faire face, dont l’absence presque totale de moyens de transport, il avait résolu de rejoindre au plus vite le village rebelle, en n’emportant que les seules munitions que les hommes pourraient transporter dans leurs gibernes. Par la suite cependant, les attardements intempestifs à Monte Santo anéantirent les bénéfices du preste départ de Queimadas. De surcroît, le commandant, se berçant d’illusions, négligea de faire venir de Queimadas le reste du matériel militaire. Ainsi, après une longue inactivité à Monte Santo, l’expédition partit-elle encore moins bien équipée que quinze jours auparavant, laissant derrière elle encore une partie de ce qui restait du matériel militaire[263].

Le temps ainsi perdu, tant à Queimadas qu’à Monte Santo, fut mis à profit par l’adversaire pour élaborer et mettre à exécution un plan de défense draconien. Sur un rayon de trois lieues autour de Canudos, les jagunços s’ingénièrent à créer un désert en incendiant, dans toutes les directions et le long de toutes les routes, les fazendas et les lieux d’étape, afin d’isoler le village rebelle au centre d’un vaste périmètre de ruines calcinées[264].

Euclides da Cunha, à qui il fut donné d’examiner l’ordre du jour de la troupe, observe :

« Pas un seul mot sur les inévitables attaques soudaines, rien qui visât à une distribution des unités, en accord avec les caractères spécifiques de l’adversaire et du terrain. Se bornant à quelques rudiments de tactique prussienne transplantés chez nos ordonnances, le chef de l’expédition — comme s’il menait un petit corps d’armée vers un quelconque champ défriché de Belgique — divisa ce corps en trois colonnes, et sembla le disposer en prévision de rencontres où il pourrait observer une répartition entre tirailleurs, renforts et appuis. Rien de plus, donc, que la soumission à un certain nombre de modèles rigides d’anciens préceptes classiques de guerre[265]. »

Cependant, il n’allait y avoir à aucun moment la moindre possibilité de déployer quelque ligne de combat que ce fût, ni d'organiser le plus rudimentaire ordre de bataille. Il n’était pas même envisagé que le conflit pût adopter la forme d’une guerre d’escarmouches et d’embuscades, consister en un enchaînement d’attaques-surprise féroces et de guet-apens fourbes, de mêlées soudaines et d’accrochages éclair, voire s’apparenter davantage à une chasse à l’homme, à une série de battues acharnées, c'est-à-dire un conflit où le déroulement d’une bataille classique, avec ses différentes phases, ne jouerait pas le moindre rôle. L’on ne semblait pas s’aviser que l’on s’apprêtait à affronter des guérilleros, dont la tactique consisterait en un harcelant va-et-vient d’avancées et de replis, de courtes attaques aussitôt suivies de dispersions au cœur de la nature protectrice[266].

Il eût donc été expédient de substituer à un commandement unique une stratégie plus efficace tendant à donner l’initiative à des commandants d’unités plus petites et autonomes, capables de définir leur action militaire en fonction des circonstances du moment ; notamment, il eût fallu fractionner la troupe en plusieurs colonnes de marche et faire ainsi pendant aux méthodes de l’adversaire, au lieu qu’au contraire l’on s’obstina à se déplacer unis, en une classique structure compacte[267].

Marche vers Canudos et franchissement du Cambaio

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Opérations de guerre dans l'État de Bahia (1897).

Le corps expéditionnaire se mit en route le , en une seule colonne, au départ de la base de Monte Santo, en empruntant l’itinéraire du Cambaio, le plus court mais aussi le plus accidenté. La route, après avoir fait illusion pendant quelque temps en traversant une plaine verdoyante, se perdait après seulement quelques kilomètres dans un paysage fort accidenté, puis devenait vers la moitié du trajet de plus en plus mauvaise, exposée au soleil, dépourvue d’ombre, sillonnée de crevasses, serpentant sur les collines en alternant rampes et dépressions de terrain, et se muant en un chemin rocailleux de moins en moins praticable à mesure que l’on s’approchait des contreforts de la chaîne de l’Acarú. Au pied de cette chaîne, la route s’infléchit vers l’est et entreprend alors de gravir les montagnes par une succession des trois montées, jusqu’à accéder au lieu-dit Lajem de Dentro, à 300 mètres au-dessus de la vallée, que la troupe mit deux jours à atteindre. Les pièces d’artillerie, tirées par des mules, n’escaladèrent que péniblement les pentes et ralentissaient la progression, obligeant les sapeurs, à l’avant, de réparer d’abord la route, de la déblayer des troncs d’arbre, ou d’aménager des détours pour éviter aux lourds canons Krupp les tronçons trop escarpés[268].

C’est au cours de cette marche que la configuration du terrain devait pour la première fois jouer un rôle déterminant, la caatinga se révélant en effet, selon l’expression de Da Cunha, être un allié fidèle du sertanejo révolté : alors que les caatingas s’entrelacent devant l’étranger et se font impénétrables, limitant la vue, elles s’ouvrent en de multiples sentiers pour le matuto qui naquit et grandit dans la région[269]. Au long de sa marche, la troupe subit de la part des rebelles, embusqués derrière les maigres buissons et se dérobant sans cesse, d’occasionnels tirs de fusils, peu nombreux, mais insistants et bien calculés. Les sections de l’avant-garde, essuyant de tels coups de feu, plongées dans un désordre subit, s’emmêlaient et tendaient à un reflux instinctif vers l’arrière-garde. En réaction, la troupe détacha des unités de combat qu’elle échelonna tout au long de l’étroite route et qui se précipitaient vers les endroits d’où partaient les détonations, mais ce faisant se heurtaient à la barrière flexible mais impénétrable des juremas, s’enchevêtraient dans les lianes, et s’infligeaient la douleur infernale des feuilles urticantes[270].

Ainsi harcelée tout au long du trajet, torturée par l’attente des assauts imprévus lancés avec précision à intervalles réguliers par un ennemi insaisissable qui voit sans être vu, la troupe se découragea totalement et fut, avant même d’arriver à Canudos, psychologiquement épuisée par l’angoisse et la crainte des guet-apens. Le matin du , après cinq jours de marche, alors que l’expédition se trouvait empêtrée dans les montagnes, sur une position bien en deçà de l’objectif fixé, les provisions de bouche vinrent à s’épuiser. Les deux derniers bœufs furent abattus, pour sustenter plus de 500 combattants. La marche apparaissait dès lors comme un combat perdu d’avance[271].

La route de Canudos, pour franchir le Serro do Cambaio, petit massif montagneux d’aspect ruiné, gravit de fortes pentes, se resserre entre des escarpements, puis plonge dans la gorge étroite d’un défilé. Les colonnes y progressaient lentement, embarrassées par les canons, auprès desquels devaient se relayer les hommes de troupe pour aider les mules dans les versants escarpés[272].

C’est dans ce massif que se produisirent, le , les premières échauffourées et premiers combats ouverts de l’expédition. Les jagunços, jusque-là tapis dans les plis du terrain, enfoncés dans les crevasses, surgirent en masse dans une soudaine déflagration de coups de feu. Promptement mis en batterie, les canons firent feu à bout portant sur les matutos, qui bientôt se débandèrent. Profitant de ce reflux, une centaine de soldats engagea aussitôt la contre-attaque. La frêle ligne d’assaut ainsi constituée cependant s’étira et se fragmenta bientôt contre les obstacles du terrain, tandis que les sertanejos faisaient leur réapparition en quelque point plus élevé, disposés cette fois en groupes embusqués de trois ou quatre hommes, qui se relayaient pour recharger leurs vétustes carabines. Sans doute conscients de l’infériorité de leur armement rudimentaire, les jagunços désiraient-ils seulement que fussent brûlées là une grande part des cartouches destinées à Canudos. João Grande, leur meneur, était à la commande et prenait l’initiative de ces opérations. Ce fut un va-et-vient incessant d’attaques suivies de fuites, en ordre dispersé ou groupé, jusqu’à ce que finalement les derniers rebelles défenseurs du Cambaio s’échappassent au loin, pourchassés par la troupe[273].

Après trois heures de combat, la troupe s’était rendue maître du Cambaio, et la traversée du massif était achevée. Abstraction faite des dépenses en munitions, et des bêtes de somme parties au galop durant l’accrochage, les pertes étaient, côté gouvernemental, minimes : quatre morts et un peu plus de vingt blessés. Les sertanejos de leur côté laissaient 115 cadavres, selon un dénombrement rigoureux[274].

Bataille à Canudos

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Les troupes régulières parvinrent l’après-midi du à trois kilomètres du village rebelle. Exténués par le combat, à court d’eau potable et privés de nourriture depuis la veille, les soldats ne purent qu’étancher leur soif dans l’eau insalubre du minuscule étang de Cipó, avant de dresser leur campement.

Mitrailleuse Nordenfelt utilisée par l'armée brésilienne (ici tombée aux mains de rebelles de la Révolution fédéraliste).

La nouvelle de l’offensive avait atteint le village en même temps que les fuyards. Pour tenter d’endiguer l’invasion imminente, de nombreux guerriers quittèrent Canudos pour s’insinuer furtivement dans les caatingas et prendre à pas de loup position aux abords du campement[275]. À l’aube du , les colonnes, pendant qu’elles se disposaient pour le dernier assaut, furent brutalement assaillies par toute la troupe des guerriers rebelles, lesquelles rééditèrent l’épisode d’Uauá : armés de piques, de barres de chariot, de faux, de fourches, de longs aiguillons et de coutelas, ils surgirent en champ ouvert, tous au même moment, en poussant des hurlements, et submergèrent les troupes gouvernementales par des vagues de plus de 4 000 insurgés. La prompte riposte des membres de l’expédition, consistant à mitrailler les matutos par un feu roulant des plus nourris, ne put faire reculer les jagunços que leur élan emportait, ni empêcher une lutte au corps-à-corps et à l’arme blanche de s’engager[276]. En dépit de l’effet de surprise et de la stupéfaction des soldats, et grâce notamment à la présence d’esprit du commandant de l’expédition qui encouragea vaillamment ses compagnons et donna l’exemple en se précipitant contre la masse des adversaires, les jagunços purent être refoulés. Sitôt repoussés, les jagunços, non sans avoir tenté de s’emparer d’un canon, exécutèrent subitement un repli, par lequel, loin de vouloir s’enfuir, ils se redéployèrent dans les bois clairsemés d’alentour et, éparpillés et redevenus insaisissables, reprirent leur coutumière tactique du combat à distance, décochant sur leurs adversaires les projectiles rustiques de leurs obsolètes tromblons. C’était là, nonobstant que la troupe régulière disposât d’armes automatiques et que les rebelles subissent de lourdes pertes, un système de guerre susceptible de se prolonger indéfiniment, plaçant les officiers devant une situation sans issue. Il restait à ceux-ci deux recours possibles : soit déplacer, dans une attitude offensive, le champ de bataille vers le village en l’attaquant, mais au risque d’être harcelés sur les flancs tout au long d’une marche de 3 km, puis de se heurter à d’autres renforts avant même d’avoir pu, après épuisement des munitions en chemin, atteindre Canudos, et cela en outre sans pouvoir escompter quelque appréciable effet d’un bombardement préliminaire, vu qu’il ne restait que vingt tirs d’artillerie, — soit la retraite[277].

Après convocation d’une réunion des officiers, l’option de la retraite fut proposée et, bien que la troupe n’eût à déplorer pendant toute cette journée que quatre morts et une trentaine de blessés — à mettre en regard des trois centaines de cadavres canudenses dénombrés par le docteur Edgar Henrique Albertazzi[278] —, fut plébiscitée par les officiers, sous la condition expresse de ne pas laisser aux mains de l’ennemi ne fût-ce qu’une seule arme, ni d’abandonner un seul blessé, ni de laisser un seul cadavre sans sépulture.

Entre-temps dans le village de Canudos, jusqu’où parvenait l’impressionnant vacarme des fusillades dans la montagne, la préoccupation concernant le sort des compagnons porta João Abade à mobiliser le reste des hommes valides, soit près de 600 personnes, et à les conduire en renfort vers les hauteurs. Cependant, à mi-chemin environ, une pluie de balles perdues, que tiraient, sans guère avoir le loisir d’ajuster leurs tirs, les soldats de l’armée contre leurs premiers agresseurs, et qui passaient par-dessus les combattants pour s’en aller tomber plus bas sur le versant, accueillit inopinément la colonne de João Abade. Les jagunços, sans possibilité de se mettre à couvert, pris d’une terreur superstitieuse, se replièrent précipitamment sur Canudos, où ils déclenchèrent une panique généralisée. Déjà, des groupes de fuyards entreprenaient de quitter le village[279].

Enfin, l’on apprit à Canudos la nouvelle que la troupe reculait, ce qui fut aussitôt interprété comme un miracle. Les jagunços, commandés désormais par Pajeú, métis redoutable par sa bravoure et sa férocité, décidèrent de suivre la troupe à la trace[280]. Le corps expéditionnaire, qui n’avait pas pu s’alimenter depuis deux jours, avait entièrement perdu sa structuration militaire (c’est ainsi un sergent qui dirigeait l’avant-garde, pendant que les officiers se mêlaient aux hommes de troupe) et n’appliquait plus aucun de ces préceptes tactiques classiques qui veulent qu’une formation se déployât en échelons, permettant aux unités combattantes de se relayer dans la défense. Pendant que la troupe franchissait le Cambaio dans le sens opposé, les jagunços les suivaient, mais, évitant pour l’heure le combat ouvert, se tenaient en contre-haut des ravins et se bornaient à détacher des blocs de pierre pour les faire se précipiter sur les soldats.

Vers la tombée de la nuit, les jagunços, dans une tentative de s’emparer de l’artillerie de la troupe, lancèrent une ultime attaque à Bendengó de Baixo, court plateau où la route s’aplanit et où la colonne était arrivée au bout de trois heures de marche. La configuration du site permit aux mitrailleuses de faire leur œuvre et de repousser les rebelles par des rafales depuis les hauteurs. Ceux-ci durent refluer en laissant un surcroît d’une vingtaine de morts. Le lendemain de bonne heure, l’expédition, qui n’avait plus un seul homme valide, se dirigea vers Monte Santo, où elle fut reçue en silence par la population[281].

Troisième expédition (février 1897)

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Préliminaires et entrée en scène de Moreira César

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La nouvelle victoire des insurgés, complaisamment amplifiée et romancée par ceux qui la racontaient, eut pour effet d’attirer quantité de nouveaux adeptes à Canudos, dont la population connut en trois semaines un accroissement considérable. Des groupes de nouveaux pèlerins, emportant souvent toutes leurs possessions, vinrent s’installer dans ces lieux qui passaient pour légendaires. C’étaient, comme les années précédentes, des gens de toutes catégories : petits éleveurs ou vaqueiros crédules, à côté des différents types de sertanejos — bandits libérés, sicaires en disponibilité ou en mal de nouvelles aventures etc., venus se porter au secours du « saint homme ». S’y dirigeaient également, souvent portés dans des hamacs, une foule de malades, de moribonds désireux de dormir de leur dernier sommeil sur le sol de Belo Monte, d’aveugles, de paralytiques, ou de lépreux, qui espéraient un miracle et une prompte guérison par le thaumaturge Antônio Conselheiro. Les arrivants n’étaient pas que des Bahianais mais aussi des natifs de tous les États environnants. D’autre part, la localité vit converger vers elle, tout au long des journées et venant de toutes les directions, des chargements remplis de toutes sortes de vivres, expédiés par des adeptes qui ravitaillaient le village de loin, y faisant ainsi régner une véritable abondance[282].

Le colonel Antônio Moreira César, commandant en chef de la troisième expédition.

Dans la capitale Rio de Janeiro, où l’on avait enfin pris pleinement conscience du sérieux et de l’ampleur de l’affaire, le gouvernement fédéral, cédant aux pressions des politiciens florianistes, lesquels voyaient en Canudos un dangereux foyer monarchiste, décida d’envoyer une armée composée de trois bataillons d'infanterie et d'un bataillon d'artillerie (soit 1 300 hommes), tous équipés à neuf et entraînés, disposant de 15 millions de cartouches, appuyés de quatre canons Krupp, et dont le gouvernement confia le commandement au colonel d’infanterie Antônio Moreira César, grand dompteur de révoltes, considéré par les militaires comme un héros de l’armée brésilienne, connu et redouté pour son caractère impulsif et autoritaire, n'agissant jamais qu'à sa guise, et surnommé familièrement Corta-cabeças (« Coupe-têtes ») en souvenir de ce qu’il eut donné l’ordre d’exécuter de sang froid plus de cent personnes lors de l’écrasement de la révolution fédéraliste à Santa Catarina en 1894. Réputé idéaliste, peu intéressé par l’argent, par les honneurs ou même par le pouvoir, il était un nationaliste dévoué qui faisait grand cas du progrès technique et pensait que l’armée était seule en mesure d’instiller l’ordre et de préserver le pays du chaos existant et de la corruption propre à l’époque impériale. Euclides da Cunha esquissa son tempérament comme suit : « Dans cette singulière personnalité s’entrechoquaient et s’opposaient des monstruosités et des qualités supérieures, à un degré maximal d’intensité. Il était tenace, patient, dévoué, loyal, impavide, cruel, vindicatif, ambitieux. Une âme protéiforme resserrée dans un organisme des plus fragiles. Ces attributs cependant étaient dissimulés sous une réserve prudente et systématique[283]. » Notoirement atteint d’épilepsie, dont il avait commencé à souffrir après sa trentième année, et qui s’affirma en particulier lors de son séjour à Santa Catarina[284], il en garda, selon Da Cunha, un tempérament inégal et bizarre, s’appliquant à dissimuler une instabilité nerveuse sous une placidité trompeuse. Au cours de l’expédition, son mal tendit à s’aggraver, tant en fréquence qu’en intensité, conduisant certains auteurs à imputer à l’effet de plusieurs crises d’épilepsie successives les funestes erreurs d’appréciation qu’il devait commettre tout au long de la campagne militaire à lui confiée. Lors de son périple de Bahia à Canudos, qui dura environ 25 jours, il eut plusieurs crises d’épilepsie, certaines d’entre elles se prolongeant pendant de nombreuses heures et provoquant une profonde débilitation physique, de sorte que les officiers de l’expédition et les médecins militaires en parlaient avec inquiétude[note 6]. Il semble cependant aussi que Moreira César manifesta vis-à-vis de ses subordonnés, y compris en dehors desdites crises, des erreurs de perception, une méfiance maladive et des sentiments de persécution. Ces caractéristiques suggèrent l’existence d’un trouble organique de la personnalité, à traits paranoïdes et impulsifs, sans qu’il soit possible de conclure à une psychose post-critique, attendu qu’il n’y a pas de relation nette entre ces troubles de comportement et la survenue des attaques[285]. Pendant la campagne, ces anomalies allaient se manifester par des exaltations intermittentes et par une série d’extravagances, spécialement sous la forme de deux décisions impulsives : le départ précipité de Monte Santo, la veille de la date prévue pour la marche, résolution prise à l’improviste contre le plan de campagne prédéfini et à l’étonnement de son propre état-major, puis, trois jours après, l’assaut contre le village ordonné par Moreira César alors que les troupes étaient épuisées par une course de plusieurs lieues, là aussi la veille du jour fixé pour cet assaut[286].

Devenu le confident du maréchal Floriano Peixoto, deuxième président de la république brésilienne, Moreira César avait sous son commandement un bataillon dont il s’était en quelque sorte fait le propriétaire et sur lequel il régnait sans partage. Il le dota d’un effectif très au-delà du nombre réglementaire de soldats, y intégrant même, en violation de la loi, des dizaines d’enfants. Doué de qualités certaines de chef rigoureux et intelligent, dont il sut faire montre dans ses longs intervalles de lucidité, il réussit à mettre sur pied le meilleur corps d’armée des forces républicaines.

Plan d’attaque

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Le capitaine Salomão da Rocha, du 2e régiment d’artillerie.

L’opération dirigée par le colonel Moreiro César se signala par sa grande célérité. Le , Moreira César partit pour Bahia, emportant, outre son propre bataillon, le 7e d’infanterie placé sous les ordres du commandant Rafael Augusto da Cunha Matos, une batterie du 2e régiment d’artillerie, commandée par le capitaine José Agostinho Salomão da Rocha, et un escadron du 9e de cavalerie, du capitaine Pedreira Franco. Ces troupes, qui formaient le noyau d’une brigade de trois armes, s’associa à trois autres corps, tous incomplets : le 16e, qui partit de São João del-Rei, dans le Minas Gerais, sous les ordres du colonel Sousa Meneses, avec 28 officiers et 290 hommes de troupe ; 140 soldats environ du 33e ; et le 9e d’infanterie du colonel Pedro Nunes Tamarindo, commandant en second de l’expédition, ainsi que de petits contingents militaires de l’État de Bahia[287].

Situation de Canudos (ainsi que d'autres localités ayant joué un rôle dans la guerre de Canudos) dans l'État de Bahia.

De Salvador de Bahia, où il fit un passage très bref le temps de récupérer ceux de ses hommes qui s’y trouvaient déjà, Moreira César gagna aussitôt la localité de Queimadas, qui avait été choisie en raison de la gare de chemin de fer dont elle était dotée comme lieu de rassemblement général des troupes, où allait se trouver réuni, dès le , tout l’effectif de l’expédition, soit près de 1 300 soldats, bien équipés et abondamment approvisionnés avec quinze millions de cartouches et 70 obus d’artillerie. Queimadas, la première base d’opérations, fut confiée aux ordres d’un lieutenant et aux soins de 150 militaires moins valides (malades et enfants), tandis que le gros des troupes partit pour Monte Santo, choisie comme seconde base d’opérations, où tout fut prêt le pour la marche sur Canudos. La veille de ce départ, le , Moreira César fut frappé d’une crise d’épilepsie, en plein trajet, peu avant le site de Quirinquincá. Cependant, bien que l’on pût prévoir que ce mal aurait un effet délétère sur la fermeté et la présence d’esprit de Moreira César et était incompatible avec l’exercice de ses responsabilités de commandant général dans un contexte de guerre, les principaux chefs de corps, timorés et complaisants, ne songèrent pas à se concerter à ce sujet et se gardèrent de toute intervention[288].

À Monte Santo, les officiers du génie, ne disposant que d’une semaine pour reconnaître cette région aride et inconnue et faire les relevés nécessaires, n’eurent pas le loisir de désigner les lieux de retranchement stratégiques sur lesquels eût pu s’appuyer la future ligne d’opérations. Ainsi la reconnaissance des lieux fut-elle bâclée : triangulations approximatives, bases mesurées à l’œil, distances évaluées d’après des visées imprécises sur les sommets indistincts des montagnes, directions et tracés déterminés à la diable, informations mal vérifiées sur les accidents de terrain et sur les points d’eau. Néanmoins, le rapport fut approuvé sans autre examen par le commandement.

L’itinéraire de l’expédition fut défini en fonction des données ainsi recueillies. Par le choix de cette route, qui passait plus à l’est que celle suivie par l’expédition précédente, et était plus longue aussi d’une quinzaine de kilomètres, le commandement escomptait l’avantage de contourner la zone montagneuse du Cambaio. Selon cet itinéraire, les troupes quitteraient Monte Santo dans la direction est-sud-est pour gagner le village de Cumbe (l’actuelle petite ville d’Euclides da Cunha), puis de là vireraient vers le nord, franchiraient les pentes de la montagne d’Aracati, se dirigeraient ensuite progressivement vers le nord-nord-ouest, pour rejoindre au sítio (petite propriété agricole) du Rosário la route de Massacará.

Une fois fixé cet itinéraire d’une longueur totale de 150 km, l’on négligea pour le reste de le transformer en véritable ligne d’opérations, c'est-à-dire de le jalonner de deux ou trois points défendables que des garnisons auraient été chargées de protéger et qui eussent pu servir de base de retranchement (pour résister à l’ennemi en cas d’échec), de repli ou de retraite. Nul cependant n’envisageait seulement l’hypothèse d’une déconvenue.

De plus, cette route traversait une zone désertique, que les routes séculaires s’étaient toujours efforcées de contourner, et qui en effet consistait en de vastes étendues d’une garrigue très aride, dite caatinga. Pour franchir cette zone, il fallait sans cesse aménager des sentiers ; le tronçon final traversait une zone sablonneuse vaste de quarante kilomètres, où les combattants ne pouvaient pas emporter les grandes quantités d’eau nécessaires sans s’enfoncer dans les sables. Pour faire face à cet inconvénient, la troupe décida d’emporter une pompe artésienne.

De surcroît, l’on s’abstint de garantir suffisamment la base arrière Monte Santo, laissant ainsi la troupe de combat de facto totalement isolée dans le désert. Quelques dizaines d’hommes seulement, sous les ordres du colonel Mendes, y furent maintenues en garnison, effectif très insuffisant étant donné les fort mauvaises conditions de défense qui en faisaient une proie facile pour les jagunços qui auraient pu s’en emparer par le biais de la petite chaîne de montagnes très escarpée qui borde la ville à l’ouest[289].

Mesures défensives des Canudenses

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À Canudos, où l’on avait des effectifs à profusion, les tâches défensives étaient réparties dès tôt le matin. Des piquets de garde, composés de vingt matutos commandés par un homme de confiance, étaient détachés vers les différents points d’accès du village, pour assurer la relève des veilleurs qui y avaient passé la nuit.

Les défenseurs travaillaient à creuser des tranchées sur les hauteurs et au bord des chemins. Le système de fortification comprenait un grand nombre de fosses de forme circulaire ou elliptique, bordées de petits parapets faits de cailloux juxtaposés, avec des interstices servant de meurtrières, où un tireur pouvait s’embusquer et se mouvoir à l’aise. La besogne des sertanejos était facilitée par la présence abondante de plaques de schiste, aisément prélevées du sol dans les diverses formes souhaitées. Ces fosses étaient disposées à intervalles réguliers, formaient des alignements dans toutes les directions et tenaient les chemins sous leurs feux croisés.

S’y ajoutait, comme barricade naturelle, l’aride et impénétrable caatinga. Selon un usage ancestral, les jagunços, après avoir repéré les arbustes les plus hauts et les plus feuillus, tressaient habilement les branches intérieures sans défaire la frondaison, de façon à construire, à deux mètres du sol, un petit jirau (estrade) suspendu, apte à supporter un ou deux tireurs invisibles. D’autre part, les Canudenses avisèrent une montagne dont le sommet était coiffé d’un entassement de grands blocs ronds et qu’ils s’employèrent à aménager en fortin, d’où ils dominaient les vallées et les chemins environnants[290].

On s’affairait à fourbir et à réparer les armes. Disposant de charbon, de salpêtre, qui affleurait dans les terres situées plus au nord, ils avaient la capacité de fabriquer eux-mêmes de la poudre à canon et de suppléer ainsi à l’insuffisante quantité de poudre achetée dans les villes voisines.

L’un des jagunços, João Abade, les dominait et les disciplinait, peut-être en raison de quelques réminiscences d’instruction remontant à son passage dans le lycée d’une des grandes villes du Nord, d’où il avait dû prendre la fuite après avoir assassiné sa fiancée[291].

Les émissaires canudenses, dépêchés vers le sud pour se renseigner sur les mouvements des troupes républicaines, rapportèrent l’identité du commandant en chef de la nouvelle expédition ; le renom de celui-ci causa un grand effroi parmi la population du village, provoquant même plusieurs désertions[292].

Départ de la troupe et marche pour Canudos

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Les troupes de l'armée brésilienne (officiers et soldats) dans l'expédition contre Canudos, en 1897.

Le jour du départ des troupes avait été formellement et irrévocablement fixé au  ; la veille du départ fut effectuée sur la place de Monte Santo une revue des troupes en bonne et due forme. Cependant, de façon totalement inattendue, le colonel Moreira César arriva alors au galop et se mit à la tête des soldats. Sur sa décision, l’ordre de départ vers Canudos fut donné à l’instant, et la colonne, comprenant en tout 1 281 hommes, avec pour chacun 220 cartouches dans les gibernes et sur les bêtes de somme, outre une réserve de 60 000 projectiles dans le convoi général, se mit donc en branle à la tombée de la nuit[293].

Si l’avant-garde arriva après trois journées à Cumbe (actuel Euclides da Cunha), ce fut en l’absence du commandant, qui dut se retirer dans une fazenda voisine à cause d’une nouvelle crise d’épilepsie. Le , dépassée la localité de Cumbe, la troupe se dirigea comme prévu vers le nord. Cette partie du sertão, à l’orée des plateaux qui s’étendent jusqu’à Jeremoabo, se distingue nettement de celle traversée par l’expédition précédente, étant en effet moins accidentée, plus aride, et présentant moins de montagnes aux flancs escarpés et davantage de vastes plaines. En contrepartie de cet aspect moins tourmenté du paysage, le sol, sablonneux et plat, sans dépressions où des trous d’eau salutaires eussent pu persister au plus haut de l’été, incapable de retenir dans ses sables l’eau des pluies espacées, apparaissait absolument stérile. Une flore plus clairsemée, où les arbres se raréfiaient, garnissait la plaine — c’est la caatanduva, où la réverbération des sables a pour effet d'exacerber l’ardeur de la canicule, où aucun foyer de peuplement ne vient atténuer l’impression de désolation et où ne s’aventurent que de très rares voyageurs. Le terrain, inconsistant et mouvant, opposait néanmoins de soudaines barrières flexibles d’épineux qu’il fallait forcer à coups de sabre d'abattis[294].

Après une marche ininterrompue de huit heures, la colonne assoiffée arriva au lieu-dit Serra Branca, prévu comme lieu d’escale, mais n’y rencontra, au fond d’un creux, que quelques litres d’eau. On tenta d’enfoncer dans le sol le tube de la pompe artésienne, mais l’oubli malencontreux d’un bélier rendit l’opération irréalisable. Il n’y eut d’autre possibilité que d’ordonner le départ immédiat vers le sitio de Rosario, situé une dizaine de kilomètres plus loin. Pendant ce temps, les espions de Canudos flanquaient la colonne en se glissant le long des chemins, comme en attestaient les traces fraîches dans le sable et quelques foyers encore tièdes[295].

Le lendemain 1er mars avant midi, les troupes atteignirent le sitio de Rosario, composé de quelques maisons, d’une clôture et d’une mare, et y établirent leur campement. Les jagunços, profitant d’une averse, lancèrent une attaque soudaine et brève[296].

À l’aube du , les bataillons se mirent en mouvement vers Angico, propriété alors à l’abandon située à une lieue et demie de Canudos, et parvinrent vers 11 heures à Rancho do Vigario, à 8 km d’Angico, où la troupe fut autorisée à se reposer le reste de la journée, avant de prendre à nouveau le départ le lendemain . Ensuite, le , à cinq heures du matin, la troupe marcha droit sur Canudos et atteignit enfin la région dont le paysage — très accidenté, à l’aspect déchiqueté, couvert d’une végétation étique de chardons et de broméliacées et entrecoupé de ruisseaux — est si caractéristique des alentours de Canudos et où les petites averses de la veille n’avaient laissé aucune trace.

L’on arriva ensuite au hameau de Pitombas où le ruisseau homonyme lacère profondément le sol. Quelque piquet des rebelles avait mis à profit la configuration du terrain pour attaquer brusquement la troupe par le flanc, en lâchant une décharge d’une demi-douzaine de tirs sur le piquet d’éclaireurs montés, accompagné d’un guide expérimenté, qui formaient l’avant-garde. Les jagunços touchèrent mortellement un des sous-officiers de la compagnie de tirailleurs et blessèrent six ou sept soldats, pour s’empresser ensuite de prendre la fuite et de s’égailler afin de se soustraire à la riposte, laquelle ne tarda guère au moyen des canons aussitôt mis en batterie. L’incident eut pour effet de galvaniser les troupes ; la marche reprit peu après au pas accéléré[297].

Vers onze heures du matin, l’on parvint enfin à Angico, à 3 km environ de Canudos, endroit que le plan de campagne avait explicitement fixé comme dernière halte, où la troupe aurait à se reposer avant d’entamer le lendemain matin les deux heures de marche qui la séparaient encore du village rebelle. Mais, cédant à ses tendances impétueuses et à son désir d’engager le combat sans attendre et entraîné sans doute par l’élan qu’avait acquis la colonne de marche, Moreira César convoqua les officiers et leur proposa de poursuivre du même pas jusqu’à Canudos. Aussi l’arrêt à Angico ne dura-t-il qu’un quart d’heure ; les bataillons, abattus et épuisés par une marche de six heures, se remirent en route.

Pendant ce dernier tronçon, l’on enregistra guère plus que de rares tirs des jagunços, lointains et espacés. Aux abords du village et avant le signal de l’assaut, dans la supposition que le combat serait de courte durée et afin de ne pas ralentir le pas de charge de l’infanterie, Moreira César autorisa ses effectifs à jeter bas gourdes et vivres, de se défaire de leurs sacs à dos, bidons, musettes et de toutes pièces de leur équipement à l’exception des cartouches et des armes, objets que la cavalerie serait chargée à l’arrière-garde de récupérer au fur et à mesure. Dans le même temps, le commandant fit tirer quelques coups de canon à trois kilomètres[298].

Arrivée à Canudos et assaut contre le village

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Dessin du village de Canudos, vu depuis la Favela. On distingue le fleuve Vaza-Barris, les deux églises (la nouvelle à gauche), la grand'place, et à l'avant-plan à gauche, canons disposés sur un dernier éperon de la montagne.

Ayant franchi les derniers accidents de terrain, les bataillons arrivèrent au sommet du morne de la Favela, situé au sud-sud-est de Canudos, d’où tout à coup ils purent embrasser du regard le village insurgé, c'est-à-dire : un conglomérat de cinq mille masures séparées par une infinité de venelles fort étroites, se pressant autour de la grand’place et des deux églises qui bordaient celle-ci. Le fleuve Vaza-Barris faisait office d’un vaste fossé de défense tracé en arc de cercle longeant le village au sud, au pied de la Favela.

À la hauteur des deux églises se trouvait, sur la rive opposée du fleuve, une sorte de petit palier aplani et bas ayant l’aspect d’un jardin, appelé vallée des quixabeiras, situé à droite pour qui se tenait sur la Favela, et où débouchait l’une des pentes de la Favela, laquelle pour le reste s’avançait jusqu’au fleuve en un talus abrupt. À mi-chemin de ces versants, que l’on nommait Pelados à cause de leur apparence dégarnie, se dressait une maison ruinée, la Fazenda Velha, que surplombait un fort ressaut, l’Alto do Mário.

Lorsque, vers une heure de l’après-midi, arrivèrent les premiers pelotons, déjà essoufflés, les canons furent alignés en ordre de bataille et, tous ensemble, ouvrirent le feu. Les premiers projectiles, qui atteignaient le village par des trajectoires plongeantes, explosaient au milieu des maisons et allumaient plusieurs incendies. Canudos fit sonner les cloches de la vieille église, mais sans qu’un seul coup de feu ne fût encore tiré depuis le village. En revanche, celui-ci se mit à s’animer, ses habitants et les jagunços armés courant dans tous les sens sans coordination. Du reste, hormis une légère attaque de flanc de quelques rebelles contre l’artillerie, les sertanejos n’avaient opposé aucune résistance ; les forces républicaines eurent donc tout le loisir de se déployer sur les pentes de la Favela et de commencer à descendre vers la rive du fleuve. Moreira César alors déclara : « nous allons prendre le village sans un seul tir de plus ! À la baïonnette[299] ! »

Une fois au bas de la pente, l’infanterie se déploya, pour moitié à droite dans la dénommée vallée des quixabeiras, épousant la courbe du fleuve, et pour moitié à gauche sur un terrain peu propice ; l’artillerie fut disposée au centre de ce dispositif sur un ultime ressaut s’élevant à pic au bord du fleuve[300].

L’assaut cependant tourna à l'échec cuisant, essentiellement pour les raisons suivantes :

  1. une sous-estimation de l’adversaire, se traduisant par le présupposé mal fondé selon lequel l’effet de surprise et la terreur provoquée chez les sertanejos par le déferlement de baïonnettes suffiraient à les mettre en fuite ;
  2. un front d’assaut mal conçu, topographiquement asymétrique : à droite, une brève étendue de niveau (la vallée des quixabeiras) qui permettait un assaut aisé, attendu que le fleuve à cet endroit traversait un terrain plat et que ses berges y étaient peu élevées ; à gauche en revanche, la descente se faisait sur des pentes glissantes et le fleuve qui séparait le versant de la Favela d’avec le village formait ici un fossé profond. La configuration topographique de l’extrême gauche de ce front offensif, si elle était peu propice à un assaut, eût pu être tactiquement du plus grand intérêt si l’on y avait posté une troupe de réserve, prête à faire diversion ou à se jeter dans la bataille le moment opportun, selon les développements ultérieurs de la bataille. Le relief général du terrain appelait, au lieu d’une offensive menée simultanément par les deux ailes, bien plutôt une attaque partielle par la droite, énergiquement appuyée par l’artillerie.
  3. le fait que le village de Canudos se révéla être un piège pour ses assaillants, une cité-traquenard selon l’expression de Da Cunha. L’agglomération, avec sa trame inextricable d’étroites ruelles de moins de deux mètres de large s’enchevêtrant et se croisant dans tous les sens, donnait une fausse impression de vulnérabilité, apparaissant en effet largement ouverte aux agresseurs à cause de ses murs de pisé et de ses toits d’argile, faciles à abattre à coups de crosse voire à la force du poignet ; mais par là aussi, le village agissait traîtreusement comme un immense filet flexible, bien tressé, dans lequel les pelotons allaient se dissoudre. Canudos était en ceci redoutable qu’il ne résistait pas tout d’abord, qu’il était aisé de l’investir, de s’y enfoncer, de le transpercer de part en part, de le démolir, de le muer en monceaux de décombres d’argile et d’éclats de bois, mais qu’il était ensuite quasi impossible de s’en dégager, l’envahisseur se sentant soudain ligoté, piégé entre de vacillantes cloisons faites de pisé et de lianes[301].

Après que la plus maladroite des dispositions offensives eut ainsi été adoptée par le commandant en chef et que le signal de l’assaut eut été donné, l’aile droite, avantagée par le terrain, progressa au pas de course vers le fleuve, bravant l’intense fusillade en provenance des murs et des toits des maisons les plus proches de la rive, et franchit le talus de la berge opposée. Bientôt, les premiers groupes de soldats émergèrent sur la grand’place, mais avaient dès cet instant perdu tout semblant de formation de combat. À gauche, ayant surmonté les difficultés d’un terrain parsemé d’obstacles, les soldats prirent position à l’arrière de la nouvelle église, tandis que d’autres attaquaient par le centre. La partie concertée et ordonnée du combat se limita à cette première percée, après quoi il n’y eut par la suite plus aucun mouvement de troupe, simple ou combiné, plus aucune combinaison tactique, qui dénotât de quelque façon l’existence d’un commandement. La lutte en effet tendit très tôt à se fractionner en une profusion de petits combats isolés, dangereux et inefficaces[302].

Après avoir pris d’assaut, dès les premières minutes du combat, les maisons bordant la rivière, les avoir incendiées, avoir fait fuir et pourchassé les Canudenses qui s’y trouvaient, les soldats s’enferraient dans les venelles de l’agglomération, se bousculant les uns les autres, tournant les coins de rue successifs, s’emparant des masures dans le plus grand désordre, tirant souvent au hasard, inconsidérément, se divisant peu à peu en sections qui, scission après scission, devenaient de plus en plus petites, se dispersaient toujours plus, jusqu’à finir par se dissoudre complètement en combattants isolés[303]. Ainsi l’attaque perdit-elle rapidement tout caractère militaire, se fractionna en une multiplicité de conflits partiels aux angles des rues, devint, au milieu des ruines et des femmes affolées, autant de combats au corps à corps à l’entrée et à l’intérieur des maisons. Les habitants de ces maisons déchargeaient fourbement et à bout portant sur les assaillants leur dernier tir avant de s’enfuir, ou alors se précipitaient sur eux avec l’arme qui se trouvait à leur portée — couteau, faux, aiguillon. De nombreux soldats, enivrés par la poursuite qui commençait à se révéler dangereuse et funeste, s’engagèrent étourdiment dans le labyrinthe des ruelles et s’y égarèrent ; les rôles alors pouvaient soudain s’inverser, les soldats trop hardis se retrouvant cernés et pourchassés par une bande de Canudenses, devant à leur tour se retrancher dans les maisons en décombres.

Entre-temps, les tireurs postés dans la nouvelle église campaient sur leurs positions et purent à loisir prendre sous leur feu n’importe quelle cible vu que l’artillerie, qui craignait de toucher ses propres troupes, évitait de les viser. Un autre élément important de la topologie de Canudos était la présence d’un faubourg qui, à l’extrême droite (c'est-à-dire à l’ouest), coiffait un long tertre séparé de la grand'place par une profonde ravine ; ce faubourg, moins compact et moins facile à prendre avait ainsi pu se dérober aux assauts des soldats mais restait menaçant car permettant une défense en surplomb par les sertanejos.

Par ailleurs, l’arrière-garde venait de déboucher sur la Favela conjointement avec la police et l’escadron. Moreira César, qui était resté avec son état-major sur la rive droite du fleuve, observait perplexe l’offensive menée par ses troupes sans s’en faire la moindre idée claire. Il donna l’ordre d'une part à l’arrière-garde de s’avancer à l’extrême droite et d’attaquer le faubourg encore indemne, et de renforcer en même temps les opérations sur la gauche, d'autre part à la cavalerie de partir en renfort et d’attaquer par le centre, entre les deux églises[304].

Le colonel Tamarindo, du 9e d’infanterie.

Cependant, tandis que les chevaux passaient à gué jusqu’au milieu du courant, puis désarçonnaient leurs cavaliers en se cabrant et ruant et revenaient à leur point de départ dans le plus grand désordre, la police atermoyait devant le ravin du faubourg surélevé. Moreira César, dans le but de « redonner du courage à ces gens » en montrant l’exemple, eut alors l’impulsion de dévaler la pente sur son cheval blanc et de se jeter sabre au clair dans la bataille ; il fut bientôt atteint par une balle, dans l’abdomen d’abord, dans le dos ensuite quand il eut fait demi-tour[305]. Le colonel Tamarindo, qui était appelé à le remplacer mais qui désespérait de sauver son propre bataillon, fut dans l’impossibilité de prendre la moindre décision.

À la tombée de la nuit, les soldats, épuisés par cinq heures de combat sous un soleil implacable, commencèrent à refluer vers le fleuve. Les premières unités refoulées, dispersées, courant au hasard, surgirent sur la berge. Ce mouvement de repli commencé à gauche se propagea du côté droit, chacun luttant à sa façon, sans commandement. Ensuite, certains soldats, blessés et désarmés, se mirent à repasser le fleuve ; les derniers pelotons abandonnèrent finalement leurs positions[306].

Un premier regroupement eut lieu près de l’artillerie mais, étant donné que la Favela était trop exposée aux tirs des jagunços voire à un assaut nocturne, il fallut, dans le désordre et en traînant les pièces d’artillerie, gagner un emplacement situé plus haut, vers le sommet de l’Alto do Mario 400 m plus loin, où un carré fut hâtivement improvisé pour passer la nuit. L’équipe médicale ne suffisait pas pour le nombre de blessés ; l’un des médecins avait de plus disparu au cours de l’après-midi. De surcroît, le nouveau chef, le colonel Tamarindo, n’était pas à la hauteur de ses responsabilités qui visiblement l’oppressaient et avait renoncé à réorganiser la troupe démoralisée. Apathique, il tendait à déléguer le commandement à ses officiers, lesquels infatigablement prenaient eux-mêmes les mesures qui s’imposaient. Si quelques-uns parmi eux nourrissaient encore l’idée d’une nouvelle offensive le lendemain, la plupart ne se faisaient plus guère d’illusions et ne voyaient plus qu’une seule option possible : la retraite.

Aussi, les officiers, réunis à onze heures, se rangèrent-ils unanimement à cette solution. Un capitaine d’infanterie fut chargé de communiquer la résolution au colonel Moreira César, qui, ulcéré, s’y opposa immédiatement, invoquant le devoir militaire et arguant que le corps expéditionnaire gardait des réserves suffisantes en hommes (plus des deux tiers de la troupe restaient aptes au combat) et en munitions pour une nouvelle tentative. Les officiers maintinrent la résolution adoptée et Moreira César, indigné, donna son ultime ordre — celui de rédiger un compte-rendu de la réunion en y ménageant un espace pour y consigner sa protestation contre la décision prise et sa démission de l’armée brésilienne.

Le colonel Moreira César mourut à l’aube, ce qui porta au plus haut degré le découragement général de la troupe ; les soldats, en plus d’être abattus par cet échec militaire inexplicable où leur chef, pourtant réputé invincible, avait péri, étaient sous l’emprise d’une terreur surnaturelle ; en effet, beaucoup de ces soldats, originaires du Nordeste, étaient de la même trempe que les sertanejos qu’ils combattaient ; l’extraordinaire mythe d’Antônio Conselheiro, ses miracles de thaumaturge et ses exploits de sorcier apparaissaient à certains désormais vraisemblables[307].

Retraite et débandade

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Combat de Canudos: mort du capitaine Salomão da Rocha défendant une pièce d'artillerie.

La retraite dégénéra rapidement en une fuite chaotique. Le corps expéditionnaire se retira sans ordre ni formation, en se dispersant d’abord sur les pentes de la Favela, puis sur les versants opposés, pour rejoindre la route, où la troupe, tant elle était pressée de prendre la large, négligea, à l’instar de la deuxième expédition, de s’organiser en échelons, se précipitant, au lieu de cela, au hasard à travers les sentiers. La colonne, ainsi éparpillée, étirée sur les chemins, devenait une proie facile pour les jagunços, qui la flanquaient d’un bout à l’autre. Seule une division de deux canons Krupp, sous les ordres d’un sous-officier, avec le renfort d’un contingent d’infanterie, fit montre de la fermeté suffisante pour rester quelque temps sur le sommet du Mario, de riposter pendant un temps aux attaques des rebelles, puis de s’ébranler à son tour, sans hâte ni désordre, à titre d’arrière-garde. En dépit des sonneries répétées de « demi-tour, halte ! » ordonnées par Tamarindo, le reste de la colonne accéléra la fuite et s’éloigna de plus en plus, abandonnant équipements et vêtements inutiles, mais aussi les blessés et le corps de Moreira César, si bien qu’au bout d’un certain temps l’arrière-garde se retrouva esseulée, encerclée par des poursuivants de plus en plus nombreux, qu’il ne fut plus possible de maintenir à distance et qui finirent par attaquer et massacrer les deux bataillons[308], pendant que Tamarindo, alors qu'il franchissait le ruisseau Angico, fut précipité à bas de son cheval par une balle[309]. Entre-temps, la plupart des fuyards, comme ils s’efforçaient d’éviter la route, s’égarèrent dans le désert, pour certains à jamais. Le reste parvint le lendemain à Monte Santo.

Les sertanejos eurent tout loisir de puiser dans les dépouilles laissées par l’armée entre Rosário et Canudos : matériel, armement moderne et munitions abondantes constituaient un véritable arsenal à l’air libre. Les jagunços emportèrent au village les quatre canons Krupp, et à leurs vieux tromblons à chargement lent ils purent substituer des fusils de guerre automatiques Mannlicher et Comblain[310].

Ensuite, les jagunços rassemblèrent les cadavres des soldats tombés qui gisaient épars et les décapitèrent. Les têtes furent fichées sur des pieux et disposées face à face des deux côtés de la route, et les uniformes, képis, dolmans, gourdes, ceinturons etc., suspendus dans les arbustes, composant ensemble le décor qu’allait par la suite avoir à traverser la future quatrième expédition[311]. Parmi les chefs sertanejos s’étaient distingués dans la bataille Pajeú, Pedrão, qui ultérieurement commandera les conselheiristes lors de la traversée de Cocorobó, Joaquim Macambira et João Abade, bras droit d’Antônio Conselheiro, qui avait déjà dirigé les jagunços lors de la bataille d'Uauá.

Quatrième expédition et liquidation du réduit (juin — octobre 1897)

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À Rio de Janeiro, la commotion provoquée par cette nouvelle défaite fut considérable, d’autant que l’on prêtait à Conselheiro le projet de restaurer la monarchie. Des journaux monarchistes subirent des déprédations et le colonel Gentil José de Castro, administrateur et propriétaire de deux d’entre eux, fut accusé de livrer des armes aux Canudenses et assassiné dans un attentat le .

Sous la pression du gouvernement britannique qui avait soutenu le gouvernement républicain, mais qui craignait que les nombreux investissements britanniques dans le nord-est ne fussent menacés si le désordre civil et la résistance monarchiste continuaient, le gouvernement fédéral prépara une nouvelle expédition. Cette fois, elle fut planifiée de façon plus professionnelle, avec l'aide d'un cabinet de guerre.

Sous le commandement du général Arthur Oscar de Andrade Guimarães et sous la supervision personnelle du ministre de la Guerre, le maréchal Bittencourt (qui alla jusqu'à visiter Monte Santo, ville proche de Canudos et qui servait de point de concentration), fut mise sur pied une importante formation militaire constituée de trois brigades, huit bataillons d'infanterie et trois bataillons d'artillerie, pour un effectif total de près de 4 300 hommes. Des mitrailleuses et de grosses pièces d'artillerie, telles que mortiers et obusiers, y compris un canon Whitworth de 32 cm, accompagnaient les effectifs. Cet équipement demanda d'énormes efforts de transport dus au terrain difficilement praticable ; en particulier, le canon Withworth, pesant deux tonnes, requit qu’une route fût spécialement aménagée, pour permettre à vingt couples de bœufs de le traînér à travers le sertão. Pourtant, l’on vit une nouvelle fois se reproduire lors de cette quatrième expédition les mêmes erreurs et carences logistiques que lors des trois précédentes. Ainsi ne disposait-on d’aucun service de transport capable de charroyer 100 tonnes de munitions, et il n’y eut tout d'abord pas de liaison entre Monte Santo et les troupes en campagne.

Les deux colonnes du corps expéditionnaire, de 2 350 et 1 933 hommes, partis resp. les 16 et , sous les ordres des généraux Oscar et Savaget, firent leur jonction, comme prévu, sur la favela de Canudos le , non sans avoir d’abord subi de lourdes pertes (400 morts et blessés) dans divers combats d’avant-garde. Les jagunços disposaient désormais, au lieu d’armes à feu obsolètes comme antérieurement, de l’armement le plus moderne (fusils à répétition Mannlicher autrichiens, Comblains belges etc.), pris sur l’armée lors de l’expédition précédente, et avaient pris soin de se mettre à couvert dans Canudos par un système de tranchées, d’où ils faisaient feu sur les troupes, qui, elles, étaient au contraire totalement à découvert, évoluant en terrain hostile et inhospitalier, et en butte dès les premières heures à des difficultés d’approvisionnement. Le bilan de la première journée de combat faisait état de la perte de 524 hommes côté armée régulière. Une partie du train de bagages était tombé entre les mains des rebelles, et l’armée allait bientôt se trouver confrontée à un grand nombre de désertions. L’expédition eût sans doute échoué, n’était qu’un convoi de denrées et de munitions finit par arriver le , et n’était l’intervention de Bittencourt, qui envoya un renfort de 4 000 hommes et un millier de mulets pour assurer l’approvisionnement. Du reste, il n’y eut de lignes d’approvisionnement sûres qu’à partir de la dernière semaine d’août, permettant alors notamment d’enfin utiliser effectivement le canon Withworth, et d’abattre tour à tour le clocher de la vieille église et les deux clochers de la nouvelle. Le , Antônio Conselheiro mourut, probablement des suites de son refus de s’alimenter après la destruction des lieux de prière et des suites de la dysenterie.

Fin juin, après un mouvement de prise en tenaille et l'arrivée des renforts, l’encerclement du village retranché devint complet le . Après avoir été bombardé sans relâche nuit et jour, et manquant de vivres et d’eau, le réduit fut conquis progressivement, au cours de combats s'étendant sur des mois. Les rebelles opposèrent à l’armée une résistance farouche inopinée qui défia l’entendement et coûta à l’armée un surcroît de 567 morts. De place en place, des groupes rebelles isolés se rendaient, à bout de combattants et attirés par des promesses (vaines) de clémence. Quelques jours avant la fin des combats, des pourparlers eurent encore lieu en vue d’une capitulation, menés côté rebelles par Antônio Beatinho, membre de la garde personnelle de Conselheiro ; à la consternation des assaillants furent alors livrées trois centaines de femmes faméliques accompagnées des enfants et de quelques vieillards. Délestée de ce poids, la résistance n’en devint que plus acharnée. Finalement, après un bombardement intense de plusieurs jours, et l’usage d’une sorte de napalm rudimentaire (consistant à asperger d’essence les maisons encore occupées, puis à lancer sur elles des bâtons de dynamite[312]), la résistance dans le réduit de Canudos finit par s’éteindre le , sans qu’il eût jamais consenti à la reddition ; le dernier groupe de résistants ne comptait que quatre personnes, deux hommes armés, un vieillard et un enfant.

La population rescapée eut à subir des atrocités, comme de nombreux viols et l'exécution sommaire d'hommes, femmes et enfants en groupes entiers par égorgement (grabata vermelha, cravate rouge). Seules quelques centaines d'habitants survécurent aux nombreux massacres perpétrés par l’armée. Les femmes les plus avenantes furent capturées et envoyées dans les bordels de Salvador. Le corps d'Antônio Conselheiro fut exhumé, sa tête coupée et envoyée à la faculté de médecine de Salvador (Bahia) pour y être étudiée quant à la présence de stigmates anatomiques « de la folie, de la démence et du fanatisme ». En quelques jours, les 5 200 cahutes et maisons qui composaient la petite colonie furent pulvérisées à la dynamite.

Certains auteurs comme Euclides da Cunha (1902) estiment que le nombre de morts lors de la guerre de Canudos s'éleva à environ 30 000 (25 000 résidents et 5 000 assaillants)[313], mais le bilan réel est probablement inférieur (environ 15 000 morts selon Levine, 1995).

Réaction du pouvoir après l’échec de la 3e expédition

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Le général Arthur Oscar, commandant de la quatrième expédition.

À Rio de Janeiro la commotion provoquée par cette nouvelle défaite fut considérable, et plusieurs conjectures couraient pour tenter d’expliquer cet événement impensable et rendre raison de l’écrasement d’une force militaire aussi nombreuse, emmenée qui plus est par un chef d’armée d’une telle envergure. L’idée s’imposa que les rebelles n’agissaient pas seuls et que les troubles sertanejos étaient les prodromes d’une vaste conspiration contre le nouveau régime républicain. Selon certains rapports, il ne s’agissait pas seulement d’une révolte de campagnards auxquels se seraient joints des bandits, mais il y avait parmi eux aussi des soldats de grande valeur, parmi lesquels d’anciens officiers de l’armée et de la marine brésiliennes, qui étaient en fuite pour avoir pris part à la révolte de septembre et qu’Antônio Conselheiro avait intégrés dans sa troupe. Plus alarmants encore, certains rapports laissaient entendre que les jagunços s’étaient déjà emparés de Monte Santo, de Cumbe, de Massacará, et peut-être de Jeremoabo, et qu’après avoir mis à sac ces bourgades, les hordes conselheiristes convergeaient vers le sud et se proposaient, après s’être réorganisés à Tucano et d’y avoir opéré leur jonction avec de nouveaux contingents, de se diriger vers le littoral et de faire mouvement sur la capitale de la Bahia. L’imprécision du rapport militaire de la 3e expédition tel qu’établi par le commandant Cunha Matos n’était pas fait pour apaiser les esprits ; en effet, ce dernier, sous l’empire de la fébrilité du moment, fit un compte rendu entaché d’erreurs factuelles, dans lequel les phases principales de l’action étaient mal définies et qui suggérait l’idée d’une terrible hécatombe. Déjà, des journaux monarchistes subirent des déprédations et le colonel Gentil José de Castro, administrateur et propriétaire de deux d’entre eux[314], fut accusé de livrer des armes aux Canudenses et assassiné dans un attentat le .

Un deuil national fut décrété et des motions de condoléance furent inscrites dans les actes des assemblées municipales y compris dans les zones les plus écartées.

Sous la pression du gouvernement britannique, qui avait soutenu le gouvernement républicain, mais craignait que les lourds investissements britanniques dans le nord-est ne fussent menacés si le désordre civil et la résistance monarchiste persistaient, le gouvernement fédéral prépara une nouvelle expédition. Cette fois, elle fut planifiée de façon plus professionnelle, avec l'aide d'un cabinet de guerre. L’on assista bientôt à une mobilisation dans tout le pays : partout, les citoyens se rendirent dans les bureaux de recrutement mis en place par le quartier-général de l’armée ; les vides des différents corps furent comblés et les bataillons reconstitués[315].

Mise sur pied d’une nouvelle expédition

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Le général Artur Oscar de Andrade Guimarães, sollicité par le gouvernement, accepta de prendre le commandement de la quatrième expédition. Pour constituer celle-ci, des bataillons, dépêchés de tous les États du Brésil, gagnaient d’abord la capitale d’État Salvador en unités détachées, puis repartaient sur-le-champ par le train à destination de Queimadas, choisi comme point de concentration et base d’opérations provisoire. Ces départs précipités vers Queimadas étaient une mesure préventive s’imposant par le soupçon de sympathie monarchiste que les nouveaux expéditionnaires nourrissaient à l’endroit de la population de Salvador ; quoique ces soupçons fussent injustifiés, ils avaient donné lieu à plusieurs incidents et la soldatesque présente dans la ville multipliait les rixes et les échauffourées[316].

Aussi tous les corps destinés à marcher vers Monte Santo se retrouvèrent-ils bientôt, au début avril, dans la bourgade sertaneja de Queimadas. Cependant, l’ordre de départ de l’expédition ne put être donné que deux mois plus tard, à la fin juin. Les combattants restèrent donc bloqués pendant de longues semaines à Queimadas, et la bourgade se mua en un vaste camp d’instruction. Enfin, l’on se mit en route pour Monte Santo, mais la pénurie de moyens de transport obligea à procéder par des transports partiels, bataillon après bataillon. La même situation cependant se reproduisit à Monte Santo, où, pour plus de trois mille hommes en armes, les mêmes exercices se poursuivirent jusqu’à la mi-juin[317].

Finalement, le , le général Artur Oscar se décida à rédiger l’ordre du jour du départ. L’importante formation militaire était alors constituée de trois brigades, de huit bataillons d'infanterie et de trois bataillons d'artillerie, pour un effectif total de près de 4 300 hommes. Des mitrailleuses et de grosses pièces d'artillerie, telles que mortiers et obusiers, quelques canons de tir rapide, et y compris un lourd canon Whitworth[318] de 32 cm, accompagnaient les effectifs.

Une commission d’ingénieurs, protégée par une brigade, s’était mise en mouvement le premier, dès le . Elle était chargée d’aménager les chemins du sertão, en les rectifiant, élargissant et nivelant, ou en les reliant par des passerelles ou des poncelets, de façon à les rendre aptes à recevoir les colonnes en marche, y compris l’artillerie, avec ses batteries Krupp et l’énorme Whitworth, lequel à lui seul requérait une route carrossable. La commission d’ingénieurs, dirigée par un vrai chef militaire, le lieutenant-colonel Siqueira de Meneses, sut mener à bien sa tâche et réaliser la route demandée jusqu’au sommet de la Favela. Siqueira de Meneses, originaire d’une famille sertaneja du nord, ayant même des proches parents parmi les fanatiques de Canudos, excellent observateur du terrain, avait, après de périlleuses reconnaissances, imaginé ce tracé, qui surprit les sertanejos eux-mêmes[319].

Plan de campagne et facteurs d’un nouvel échec

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La 4e expédition devait répéter toutes les erreurs des expéditions précédentes, et même en ajouter quelques autres. Ce sont en particulier :

  • Défaillance stratégique.

Le plan de campagne général se bornait à prévoir une division du corps expéditionnaire en deux colonnes. Au lieu de cerner le village rebelle à distance et dans plusieurs directions, ce à quoi auraient suffi les effectifs disponibles, moyennant de les positionner à des points stratégiques et ainsi de resserrer progressivement l’étau sur le village, on avait projeté d’attaquer Canudos en deux points seulement : une première colonne partirait de Monte Santo, tandis qu’une seconde, après s’être constituée à Aracaju, sur le littoral du Sergipe, traverserait cet État jusqu’à Jeremoabo, puis marcherait sur Canudos. Les itinéraires choisis, celui de Rosário pour la première colonne et de Jeremoabo pour la seconde, faisaient que les deux colonnes convergeraient (le , selon la date prévue) en un point situé hors du village, dans la vaste périphérie de celui-ci, et que les jagunços ne seraient donc en fait combattus que sur leur flanc sud-est, et garderaient le libre accès aux routes du Cambaio, d’Uauá et de la vallée de l’Ema, vers l’ouest et le nord, et de l’immense sertão du fleuve São Francisco, où ils pourraient, en cas de défaite, aisément se réfugier et préparer leur riposte — à supposer d’ailleurs qu’ils se résignassent à abandonner le village au lieu d’opposer à l’armée une résistance à outrance. Pourtant, une solution existait à laquelle on ne songea pas et qui eût permis de mettre en place un blocus effectif : l’organisation d’une troisième colonne, qui serait partie p.ex. de Juazeiro, c'est-à-dire de l’ouest, et qui, après avoir parcouru un trajet d’une longueur équivalente à celui des deux autres colonnes, eût été à même de couper l’accès à toutes ces routes[320].

  • Absence de lignes d’approvisionnement consolidées.

Pendant la campagne, il y avait, en raison de l’absence de service de ravitaillement organisé, pénurie de tout. À Queimadas, la base provisoire d’opérations, pourtant reliée au littoral par une ligne de chemin de fer, il fut impossible de créer un dépôt de vivres suffisant.

Ne disposant pas de chariots pour le transport de munitions vers Monte Santo, dépourvu des ressources les plus élémentaires, le commandant en chef en fut réduit à attendre pendant des semaines, d’abord à Queimadas puis à Monte Santo, sans pouvoir prendre de décisions. L’officier chargé du Grand Quartier Général ne réussissait pas à assurer un service régulier de convois capable de ravitailler depuis Queimadas la base d’opérations à Monte Santo et d’emmagasiner des réserves pouvant suffire à la troupe pendant huit jours. Il s’agissait notamment d’acheminer de Queimadas vers le théâtre d’opérations près de cent tonnes de munitions de guerre. En juillet, alors que la 2e colonne traversait l’État de Sergipe et s’approchait de Jeremoabo, il n’y avait plus à Monte Santo un seul sac de farine en réserve[321].

  • Médiocre formation des combattants.

Les bataillons qui débarquaient à Queimadas n’avaient pas préalablement été entraînés dans des champs de tir ou sur des plaines de manœuvre. Ces soldats improvisés ignoraient les notions tactiques les plus élémentaires et disposaient d’un armement en mauvais état. Les bataillons avaient en réalité parfois des effectifs plus réduits qu’une compagnie : il fallut donc d’abord les compléter, en plus de les armer, les habiller, les pourvoir en munitions et leur donner une formation militaire.

  • Structure inadaptée des unités combattantes.

Il ressortait des reconnaissances effectuées par le génie que les aspérités et accidents de terrain étaient plus importantes que ce qu’on avait pensé. Les relevés topographiques faisaient apparaître trois conditions essentielles à la réussite de la campagne, mais dont aucune ne fut prise en compte. Ces exigences étaient : 1) des forces bien ravitaillées, qui n’auraient pas lieu de faire appel aux ressources des régions pauvres qu’elles traversaient (au contraire, les troupes partirent de Monte Santo avec une demi-ration) ; une mobilité maximale (leur marche serait au contraire entravée par les tonnes de l’artillerie lourde) ; et 3) une grande souplesse, pour s’adapter à chaque nouvelle configuration du terrain (au contraire, l’armée était réglée essentiellement sur une bataille rangée en terrain ouvert, et les brigades devaient, conformément à une campagne classique, faire mouvement en bataillons séparés par des intervalles de seulement quelques mètres, avec quatre hommes de front). En fait, il eût suffi, pour mener cette guerre, d’un chef actif assisté d’une demi-douzaine de sergents astucieux et hardis, à la tête d’unités de combat très mobiles ne s’embarrassant pas de structures hiérarchiques complexes. Les troupes mal réparties s’avançaient sans lignes d’opérations, sur la foi de reconnaissances superficielles effectuées auparavant ou à l’occasion des expéditions précédentes, et sans consignes pratiques quant aux services de sécurité de l’avant-garde ou des flancs. L’on vit donc des bataillons massifs s’empêtrer dans des chemins tortueux et progresser avec de grands déploiements de force, et qui allaient s’avérer incapables, en l’absence d’une avant-garde et d’un flanc-garde efficaces, de se garantir des assauts d’adversaires téméraires se dérobant sans cesse, face auxquels les colonnes tendaient chaque fois à se figer. Symptomatique à cet égard était le monstrueux canon de siège Whitworth 32, pesant 1700 kilos, conçu pour abattre les murailles de forteresse, qui en l’occurrence ne pouvait qu’être source de difficultés, obstruer la route, ralentir la progression, paralyser les chariots, être préjudiciable à la rapidité des ripostes. Il n’est jusqu’à la tenue de combat qui ne fût inappropriée : les uniformes, faits de drap, avaient tôt fait de partir en lambeaux au contact des épineux et des broméliacées de la caatinga. Comme le note Euclides da Cunha, il suffisait que les hommes, ou tout au moins les flanc-gardes, fussent vêtus sur le modèle du costume du vaqueiro, avec des sandales résistantes, des guêtres et des jambières de cuir qui rendent inoffensifs les piquants des xique-xiques, des pourpoints et des gilets protégeant le thorax, et des chapeaux de cuir, aux brides bien attachées sous le menton, lui permettant de se lancer sans dommages dans les broussailles. Le cuir est un isolant thermique de premier ordre et maintient sec le corps des vaqueiros en cas de pluies torrentielles ou lorsqu’ils traversent à gué les rivières, et leur permet de franchir une étendue d’herbes en flammes[322].

Péripéties et déboires de la première colonne

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La première colonne avait opté pour un itinéraire passant plus à l’ouest que celui de la troisième expédition. La brigade d’artillerie, qui fut la première à prendre le départ de Monte Santo, le , éprouva dès le commencement de sérieuses difficultés, en raison de ce que l’encombant Whitworth, que traînaient péniblement vingt paires de bœufs conduits par des conducteurs inexpérimentés, accusait jusqu’à deux km de retard par rapport aux canons légers. Partirent ensuite le commandant en chef et le gros de la colonne, constitué des 1re et 3e brigades, avec un effectif de 1 933 soldats. À la queue de la colonne marchait le grand convoi de munitions, sous la protection de 432 hommes du 5e corps de la police bahianaise, unité qui équivalait en fait à un bataillon de jagunços puisque l’on venait de le former avec des sertanejos recrutés dans les régions riveraines du fleuve São Francisco, et qui était le seul corps en adéquation avec les conditions de cette campagne. La colonne tout entière, forte de quelque trois mille combattants au total, avança ainsi jusqu’aux contreforts de la chaîne montagneuse de l’Aracati, à 46 km à l’est de Monte Santo[323].

À l’encontre de toutes les instructions prédéfinies, et malgré la formation adoptée, la colonne s’éparpillait sur une longueur de presque huit km et tout le train de l’artillerie restait parfois longtemps séparé du reste de la colonne, rendant impossible une concentration rapide des forces dans l’éventualité d’un affrontement.

Le , le piquet du commandant en chef remarqua pour la première fois, dans quelque hameau, un groupe de rebelles occupés à se saisir des tuiles d’une maison. Attaqués à l’improviste par une charge, les sertanejos fuirent sans riposte, sauf un seul, qui resta sur place et se défendit bravement[324].

Le , la progression se fit plus malaisée. Il fallut p.ex., la route s’interrompant, ouvrir sur plus de deux km un passage continu à travers la caatinga, tandis que des pluies torrentielles s’abattaient sur la région. Les 1re et 3e brigades avaient déjà devancé de près de 5 km le général Oscar et se dirigeaient droit vers la Fazenda do Rosário, à 80 km environ de Monte Santo, où l’on bivouaqua. Sur la rivière du même nom, l’ennemi fit une nouvelle apparition, sous les espèces d’un groupe de jagunços, dirigé par Pajeú, faisant feu sur la troupe. Celle-ci eut à subir ensuite plusieurs de ces attaques fuyantes, et à la suite de l’une d’elles, un jagunço blessé, de 12 à 14 ans, fut fait prisonnier, mais s’obstina à ne pas parler au cours de l’interrogatoire[325].

Le , l’on atteignit le Rancho do Vigário, 18 km plus avant. Les troupes, se disposant à escalader par le sud les contreforts des montagnes qui bordent Canudos au sud, s’avançaient désormais avec précaution, en s’interdisant l’usage des clairons. Pour franchir les pentes, l’on avait détaché les animaux de trait, et le 5e bataillon de police s’affaira à transporter sur le dos toute la charge des 53 chariots et des 7 grands chars à bœufs. Entre-temps, toute la colonne s’était fractionnée davantage encore, laissant le convoi égaré et sans protection à l’arrière-garde. Les guérilleros cependant n’attaquèrent pas et la nuit s’écoula paisiblement. Le lendemain , jour fixé pour la jonction des deux grandes colonnes, la troupe, délaissant totalement le convoi que, loin derrière, elle abandonna aux soins d’autres soldats chargés d’assurer le transport des lourds fardeaux, entama sa journée de marche et traversa le ruisseau d’Angico sur deux petites passerelles, s’étirant lentement sur une ligne de dix km[326].

Vers midi, peu avant d’arriver à Angico, les brigades, alors qu’elles se déplaçaient sur une rampe dénudée, furent attaqués par surprise et de flanc par des jagunços massés, sous la direction du même Pajeú, sur le sommet d’une hauteur que l’on distinguait mal d’en bas. L’armée sut riposter avec vigueur et ne perdit que deux soldats, un mort et un blessé. L’armée poursuivit ensuite sa route et traversa le lugubre site du Pitombas, où les rebelles avaient théâtralement disposé des vestiges de la troisième expédition, y compris la carcasse décapitée du colonel Tamarindo. Après avoir essuyé des coups de fusil isolés, sur les flancs et à l’avant, et avoir repoussé, à l’aide des canons Krupp, une attaque plus importante près du sommet de la Favela, la troupe et le général Oscar atteignirent vers deux heures de l’après-midi ledit sommet[327].

En réalité, le sommet de la Favela se présente comme une large vallée oblongue, donnant l’impression d’une plaine, sorte de longue cuvette orientée selon un axe nord-sud, longue de trois cents mètres, et barrée au nord par une montagne, que l’on franchit par un défilé accidenté et escarpé qui la déchire à droite ; la route de Jeremoaba s’enfonçait 200 m plus avant dans le lit sec du Vaza-Barris, entre deux tranchées bordant les rives de ce cours d’eau. À gauche de cette vallée s’étend la dépression que borde le mont du Mario, et à l’avant, sur un plan inférieur, se dressaient les ruines de la Fazenda Velha, corps de logis d'un ancien domaine agricole (fazenda). Tout de suite après vient la petite chaîne des Pelados, dont les pentes descendent vers le Vaza-Barris. Ces hauteurs, que ne recouvre même pas la végétation typique de la caatinga, apparaissent dénudées. La cuvette fonctionnera pendant de longues semaines comme un piège pour la première colonne d’abord, pour les deux colonnes réunies ensuite, tenues en respect par les rebelles qui s’étaient tapis dans les tranchées-abris dont les pentes latérales de la vallée étaient parsemées et qui pouvaient de là faire feu sans prendre le moindre risque. En fait, il s’agissait sans doute d’un piège tendu par les jagunços : toutes les manœuvres des sertanejos avaient, à partir d’Angico, tendu à attirer l’expédition dans une direction précise et à l’empêcher d’emprunter l’un des nombreux raccourcis menant à Canudos[328].

La tête de la colonne et une batterie de Krupp s’engagea dans la cuvette à la tombée de la nuit, le , alors que le reste de la troupe était retardée à l’arrière-garde. Alors se déchaîna une furieuse fusillade, déclenchée par un ennemi invisible et placé en surplomb, que la troupe supporta vaillamment, en se déployant en tirailleurs et en déchargeant leurs armes au hasard. La batterie, qui s’était employée à gravir au pas de course la pente d’en face pour s’aligner en ordre de bataille à son sommet et envoyer des salves de canon sur Canudos, ne fit que susciter une fusillade plus intense encore d’un bout à l’autre de la cuvette. La situation ainsi créée était désespérante : la troupe, prise pour cible de tous côtés, encerclée par un adversaire parfaitement à couvert, devait se resserrer dans un étroit pli de terrain empêchant toute manœuvre. Attendu qu’il était vain de viser les flancs de la cuvette, où les rebelles étaient accroupis ou couchés dans les fossés, et qu’il était suicidaire de tenter de les déloger par des charges à la baïonnette sur les pentes, et qu’il était tout aussi inenvisageable de poursuivre la route, car c’eût été s’exposer aux attaques les plus virulentes et abandonner en même temps l’arrière-garde et le convoi, l’armée n’avait d’autre issue que de tenir de pied ferme leur position dangereuse, en attendant l’aube du . Un poste de secours, improvisé dans une ravine moins exposée aux tirs des jagunços, accueillit 55 blessés, lesquels, avec les 20 morts éparpillés dans la cuvette, formaient le bilan des victimes de la journée, après plus d’une heure de combat. L’artillerie s’aligna sur la crête en face, disposant à son extrême-droite le Whitworth. Quant au convoi de ravitaillement, retardé à Angico, à 4 km de distance, il se trouvait sans protection, à la portée des rebelles ; du reste, dès le lendemain , les rebelles attaqueraient simultanément en ces deux points, sur la Favela et à Angico ; à supposer même que l’armée l’emportait sur la Favela, puis lançait un assaut contre le village, elle l’atteindrait coupée de tout approvisionnement[329].

L’artillerie avait été disposée sur une hauteur à droite. À l’aube du , avant que la troupe, déployée entre-temps en ordre de bataille, ne se lançât à l’attaque de Canudos, on jugea que l’artillerie devait d’abord frapper de tirs plongeants le village éloigné de 1 200 m, pour permettre ainsi une victoire rapide et complète. Mais dès les premiers tirs de canon, les jagunços, qui avaient dormi à côté de la troupe, et sans qu’on pût les distinguer, encerclèrent aussitôt les soldats de leurs décharges de fusil. Celles-ci, nourries et bien ciblées, frappèrent la troupe restée à découvert, puis convergèrent sur l’artillerie. Des dizaines de soldats périrent, ainsi que la moitié des officiers. La garnison, où plus personne ne prenait de décision, et où les pelotons tiraient à l’aveuglette, réussit néanmoins à tenir pied et à ne pas abandonner les canons à ses adversaires, ce qui aurait mené à la déroute.

Sur le flanc gauche, deux brigades tentèrent alors en tirailleurs une percée en direction de la Fazenda Velha, sous le commandement du colonel Thompson Flores ; cette tentative échoua et se solda, pour une demi-heure de combat, par une perte de 114 soldats et 9 officiers, dont le colonel lui-même, atteint mortellement. Les autres unités subissaient des dégâts similaires, et les grades des chefs baissaient rapidement. Au bout de deux heures d’un combat mené sans la moindre combinaison tactique, on constata que les munitions se raréfiaient. L’artillerie, fortement malmenée sur l’éminence qu’elle gardait vaillamment, et ayant perdu la moitié de ses officiers, dut cesser ses tirs par épuisement de ses obus. L’on s’aperçut d’autre part, après que l’on eut expédié vers l’arrière-garde des officiers afin de presser l’arrivée du convoi, et que ceux-ci s’en fussent revenus à bride abattue sans avoir pu traverser les fusillades qui bloquaient le passage, que l’arrière-garde était isolée du reste de la colonne. Toute la première colonne était ainsi emprisonnée, dans l’impossibilité de s’échapper de la position conquise[330].

Un émissaire fut alors envoyé dans la caatinga à la recherche de la deuxième colonne, qui avait fait halte à moins d’un km au nord.

Péripéties et déboires de la deuxième colonne

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La deuxième colonne, placée sous les ordres du général Cláudio do Amaral Savaget, partit d’Aracaju, capitale du Sergipe, sur le littoral. S’avançant d’abord en trois brigades séparées jusqu’à Jeremoabo (à 150 km à l’ouest de Canudos), la colonne poursuivit à partir du sa route vers le but des opérations en formation groupée. Elle était forte de 2 350 hommes, y compris les garnisons de 2 canons Krupp légers.

Contrairement à la première colonne, il n’y régnait pas d’autorité centrale, rigide et absolue, assumée par son commandant ; celui-ci, sans pour autant porter atteinte à l’unité militaire, consentit à partager l’autorité avec ses trois colonels, qui dirigeaient chacun une brigade. La marche de la deuxième colonne se passa donc bien différemment de la première, sans instructions prescrites, sans plans prémédités, sans le formalisme inébranlable de la première colonne. La tactique était conçue de manière à la fois précise et improvisée, s’appuyant sur des délibérations prises sur le moment. Comme le souligne Da Cunha, c’était la première fois que les combattants abordaient la campagne dans une attitude appropriée : subdivisés en brigades autonomes, souples, agiles et fermes, afin de ne point se disperser ; et assez mobiles pour les rendre aptes à l’exécution de manœuvres ou de mouvements très rapides leur permettant de faire face aux surprises des jagunços. Les trois brigades étaient ravitaillées par des convois partiels soucieux de ne pas entraver leurs mouvements.

La brigade du colonel Carlos Teles était, à ce titre, exemplaire. Celui-ci s’était signalé lors de la campagne fédéraliste du Sud, en particulier lors de l’encerclement de Bagé. Il sut transformer son unité en petit corps d’armée adapté aux exigences de cette campagne ; à cette fin, il l’allégea, la dressa au combat, s’efforça de la rendre capable d’une grande célérité dans les marches et d’un vif élan dans les charges, et sélectionna 60 cavaliers adroits pour les constituer en un escadron de lanciers. Ces lanciers vainquirent les ravins du sertão et effectuèrent de précieuses reconnaissances. Plus tard, quand les deux colonnes se furent réunies dans la cuvette de la Favela, la lance leur servit opportunément comme aiguillon pour s’emparer du bétail dispersé dans la caatinga, ce qui fut pendant les longues semaines d’encerclement la seule manière d’assurer des victuailles à la troupe. La deuxième colonne parvint ainsi à Serra Vermelha le sans s’être laissé surprendre[331].

La zone entre Canudos et Jeremoabo se hérisse d’un grand nombre de chaînes de montagnes aux flancs dénudés, taillées de gorges, fractionnées en arêtes vives, se dressant entre des vallons encaissés. Il y a, pour franchir ces montagnes, un passage obligé sur la route de Canudos à Jeremoabo, une brèche profonde où s’engouffre le Vaza-Barris. Le voyageur venant de Canudos doit suivre le lit asséché du fleuve et après avoir parcouru quelques mètres emprunter un étroit défilé ; ensuite, au-delà de ce défilé, les versants abrupts s’écartent et déterminent un vaste amphithéâtre, où le terrain reste convulsé et au centre duquel se dressent d’autres monts, moins élevés ; le passage cependant bifurque, le Vaza-Barris s’encaissant dans la courbe de droite ; les deux gorges ainsi formées, de largeurs variables, se resserrent jusqu’à env. 20 mètres en certains endroits, puis s’incurvent et se rapprochent de nouveau pour se réunir en aval, en formant un autre passage unique sur la route de Jeremoabo. Les talus des monts centraux s’opposent aux parois escarpées des versants latéraux. Lors de ses crues, le Vaza-Barris envahit les deux branches de la bifurcation, muant alors en île les tertres centraux, avant de réunir ses deux bras et de se diriger droit vers l’est dans une vaste plaine dégagée. Côté ouest toutefois, c'est-à-dire en amont, il n’y a pas de vallée aplanie, et le paysage continue, quoique dans une moindre mesure, d’être accidenté, forçant le Vaza-Barris à se contorsionner en méandres, à prendre de l’ampleur ou au contraire à s’encaisser. Le village de Canudos n’est plus qu’à moins de quatre km en amont.

Le , peu avant midi, l’avant-garde de la deuxième colonne fit halte à env. 500 m de cet obstacle. L’escadron des lanciers, comme il s’approchait au galop des tranchées rebelles, aperçut soudain l’ennemi, fut reçu à coups de fusil, perdant deux soldats blessés, et dut revenir vers la tête de la colonne. L’on déploya immédiatement en tirailleurs un des bataillons et plus de 800 hommes commencèrent l’attaque par une fusillade nourrie, qui allait durer trois heures. Les jagunços, qui occupaient d’excellentes positions en surplomb, protégées par des parapets de pierres, dominant la plaine sur toute son étendue ainsi qu’une grande partie de la route, ne lâchèrent pas pied et soutinrent l’assaut par des tirs lâchés avec précision. La troupe bombarda la montagne à coups d’obus et de boîtes à mitraille, lancés de près, mais qui n’eurent d’autre effet que de provoquer une recrudescence du feu rebelle, au point que les tirailleurs de la colonne peinaient à faire face, sans avoir du reste gagné un seul pouce de terrain[332].

Des deux options qui se présentaient — soit reculer lentement, puis contourner le tronçon infranchissable, et chercher un raccourci plus accessible, soit se lancer résolument à l’assaut des pentes — la deuxième fut adoptée. L'on arrêta un plan selon lequel une brigade devait charger sur le flanc gauche et par le lit de la rivière, afin de déloger l’ennemi des tertres du centre et des collines du côté gauche, tandis qu’une autre attaquerait par le flanc droit. L’escadron de cavalerie devait s’engouffrer au pied de la falaise à gauche (c'est-à-dire dans la branche droite du défilé, pour qui descend le cours du fleuve). Les assaillants devaient avancer tous en même temps.

Bataille de Cocorobó (portrait du général Carlos Telles dans le médaillon en haut à droite).

Les brigades envahirent donc les pentes, prenant au dépourvu les jagunços, qui n’avaient pas envisagé un tel coup d’audace, lequel visait à conquérir directement, au bout d’une difficile ascension sur une pente escarpée, les positions qu’ils occupaient[333]. Si la ligne de combat allait certes se fractionnant suivant les accidents du terrain, les soldats surent toujours se regrouper ; cependant, ils trouvèrent les tranchées toujours vides, car, fidèles à leur tactique coutumière, les jagunços, dont d’ailleurs on ne sut jamais le nombre exact, se dérobaient et reculaient, et exploitaient la configuration du terrain pour déplacer sans cesse la zone de combat et prendre position un peu plus loin. Finalement, à force de gravir les tranchées les plus hautes, les pelotons forcèrent les sertanejos, ainsi coupés de leurs retranchements successifs sur la ligne de crête, à abandonner tout à fait ces tranchées, non en manière de repli temporaire tactique, mais pour fuir tout de bon. Les soldats les pourchassèrent et finirent par sécuriser l’ensemble du défilé.

Le bilan de la bataille de Cocorobó dressé en fin d’après-midi fait état de 178 hommes hors de combat, dont 27 morts, parmi lesquels deux officiers tués. Le général Savaget avait également été atteint.

Par la suite, la colonne ne progressa plus qu’avec lenteur, au milieu de combats continuels. Il fallut toute la journée du pour parcourir les quelques km séparant Cocorobó du confluent du Macambira. Suivant le plan défini par le commandant en chef, toutes les troupes devaient se trouver le lendemain aux abords de Canudos, pour, une fois leur jonction faite, attaquer conjointement le village rebelle[334].

Le , l’avant-garde, ayant pénétré de deux km dans les faubourgs de Canudos, fut attaquée sur tous ses flancs, et riposta en reconduisant la tactique qui avait été si efficace la veille : se lancer impétueusement, baïonnette au canon, sur les pentes des collines. Cependant, les jagunços mirent en œuvre une nouvelle fois leur technique de combat éprouvée, cette fois parfaitement adaptée au terrain, constitué d’innombrables tertres, séparés par un dédale de ravins, sur des km à la ronde. Les jagunços, délogés de telle position, ressurgissaient aussitôt en une autre, contraignant leurs adversaires, tout en les prenant pour cible avec précision, à des montées et des descentes incessantes, jusqu’à épuisement. L’avant-garde, ayant déjà perdu un grand nombre de soldats, fut à la longue incapable de supporter plus avant ce combat des plus féroces, auquel la nuit tombante mit fin. Cette bataille, qui prit nom de combat de Macambira, du nom d’une ferme proche, permit à l’expédition de pousser jusqu’à 500 m du village, au prix toutefois de 148 hommes perdus, dont 40 soldats et 6 officiers tués. Au total, sur un trajet de moins de deux km, entre Cocorobó et Canudos, la deuxième colonne avait perdu 327 hommes, morts ou blessés[335]. De sa nouvelle position, depuis un petit plateau, la colonne se mit à son tour à pilonner le village[336].

Le , des émissaires de la première colonne apparurent au campem