Loi-écran — Wikipédia

La théorie de la loi-écran, en droit français, est une conséquence combinée de la théorie de la séparation des pouvoirs, de la théorie de la hiérarchie des normes juridiques et d'un légicentrisme qui remonte à la Révolution française (laquelle a érigé la loi en expression de la volonté générale, selon l'article 6 de la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen de 1789). Elle considère qu'aucune norme supérieure à la loi ne doit se glisser entre le juge et le législateur, puisque la loi (c'est-à-dire, ici, la norme juridique adoptée par le Parlement : la loi stricto sensu) forme un écran entre le juge et de telles normes, à savoir :

Selon cette théorie, lorsqu'une loi est applicable à un litige porté devant un juge, ce dernier doit la faire prévaloir sur les normes supérieures (conventionnelles ou constitutionnelles) qui seraient applicables ou a fortiori contraires ; il lui est interdit d'écarter la loi ou de contrôler sa conventionnalité ou sa constitutionnalité. Dans la mesure où la notion de vide juridique n'existe pas en droit français, ce qui oblige le juge à identifier une loi applicable sous peine de se voir sanctionné pour déni de justice, la théorie de la loi-écran est supposée priver les normes conventionnelles ou constitutionnelles de tout effet direct et les cantonner à leur dimension déclaratoire de principe. Pour éviter une situation radicale (qui priverait de crédibilité la parole de la France dans les institutions internationales et qui rendrait illusoires ou dérisoires les dispositions constitutionnelles), des tempéraments ont été trouvés à cette théorie par le juge ou par le législateur lui-même.

En particulier, les principaux problèmes soulevés par cette théorie au cours des dernières décennies ont été relatifs à la nécessité d'appliquer, malgré elle, les normes juridiques de l'Union européenne, qui procèdent de conventions internationales, mais aussi les libertés et droits fondamentaux qui procèdent de normes conventionnelles ou constitutionnelles.

Aujourd'hui, la théorie de la loi-écran s'oppose essentiellement, à l'état pur, au seul contrôle de la conformité des normes infra-législatives à la Constitution. Elle n'empêche plus le contrôle de conformité des lois aux conventions internationales mais continue, bien qu'amoindrie, à faire obstacle à leur contrôle de constitutionnalité.

La disparition de la loi-écran face au contrôle de conventionnalité

[modifier | modifier le code]

En droit français, les traités internationaux et les actes dérivés (en particulier, les directives et règlements européens) ont théoriquement une autorité supérieure à celle des lois (selon l'article 55 de la Constitution). Cependant, la jurisprudence a longtemps distingué les lois antérieures des lois postérieures aux traités.

La facile mise à l'écart de la loi antérieure au traité

[modifier | modifier le code]

Lorsque l'entrée en vigueur de la loi contestée était antérieure à celle du traité ou de l'acte dérivé, ce dernier l'emportait aisément sur la théorie de la loi-écran : la loi était écartée au profit du traité car le juge devait simplement, au nom du principe de séparation des pouvoirs, se conformer à la dernière manifestation de volonté du législateur qui, pour n'avoir pas signé le traité, l'avait ratifié[1].

La difficile mise à l'écart de la loi postérieure au traité

[modifier | modifier le code]

Lorsque l'entrée en vigueur de la loi contestée était postérieure à celle du traité ou de l'acte dérivé, le juge a longtemps fait prévaloir la loi. Cette position, trouvant en droit administratif son origine dans l'Arrêt Arrighi, CE, , a été développée dans plusieurs arrêts du Conseil d'État, notamment dans ce que l'on a appelé la jurisprudence « semoule » (CE, , Syndicat général des fabricants de semoules de France)[2]. Elle était en contradiction, à partir de 1975, avec celle de la Cour de cassation (voir l'arrêt Jacques Vabre, chambre mixte, ) ainsi qu'avec celle du Conseil constitutionnel (décision du ).

Le Conseil d'État a fini par céder et abandonner la théorie de la loi-écran en matière de conformité aux traités internationaux dans l'arrêt Nicolo, () : à l'occasion d'un recours exercé contre un acte administratif, le juge administratif doit désormais contrôler la « compatibilité à un engagement international de la loi sur le fondement de laquelle cet acte a été édicté ». Ce contrôle de conventionnalité peut s'observer dans de nombreux arrêts, tel l'arrêt Ministre de la Défense contre Diop (GAJA, n° 116)[3] CE, Ass, .

La persistance relative de la loi-écran face au contrôle de constitutionnalité

[modifier | modifier le code]

Une théorie persistante

[modifier | modifier le code]

Le juge ne peut toujours pas contrôler la conformité des lois à la Constitution ni écarter leur application au motif de leur inconstitutionnalité. Il peut en revanche contrôler la constitutionnalité des actes réglementaires s'ils ne sont pas pris en application d'une loi ; c'est-à-dire si aucune loi ne s'interpose entre l'acte et la Constitution.

Une théorie battue en brèche

[modifier | modifier le code]

Le mécanisme nouveau des QPC

[modifier | modifier le code]

Plus précisément, depuis l'introduction du mécanisme des QPC (questions prioritaires de constitutionnalité), le juge peut exercer un contrôle indirect de constitutionnalité sur les lois s'il estime qu'elles sont non-conformes à la Constitution (le juge opère un contrôle d'opportunité sur les QPC avant de les transmettre au Conseil constitutionnel) mais il ne peut constater lui-même leur inconstitutionnalité : cette prérogative appartient au Conseil constitutionnel et la loi continue ici, dans cette mesure, de faire écran à la Constitution (arrêt Arrighi)[4].

Le mécanisme ancien du contrôle de constitutionnalité déguisé

[modifier | modifier le code]

Par ailleurs, le juge s'est attribué depuis plus longtemps la faculté d'opérer un contrôle de constitutionnalité déguisé en opérant un contrôle de conventionnalité sur des normes conventionnelles similaires à certaines normes constitutionnelles ou en énonçant des principes généraux du droit similaires aux mêmes normes. Ce contrôle, qui pouvait aller jusqu'à priver d'effet certaines lois ou à les lire de façon contournée, restait cependant entravé et limité : en outre, en raison de la prohibition des arrêts de règlement, il n'écartait pas pour l'avenir l'application des lois concernées, laissant ainsi subsister une incertitude juridique préjudiciable aux justiciables.

La théorie de la loi-écran et l'effectivité des libertés et droits fondamentaux

[modifier | modifier le code]

Une partie minoritaire de la doctrine juridique, aux frontières des disciplines juridiques et politiques, suggère que la théorie de la loi-écran est moins un outil juridique qu'un outil politique. Elle ne dresserait pas seulement un écran entre le juge et les normes juridiques supérieures à la loi : elle dresserait d'abord un écran entre le juge et le législateur constitutionnel (c'est-à-dire, en principe, le peuple), en l'obligeant à s'en tenir à un tête-à-tête avec le législateur de droit commun (c'est-à-dire, en principe, le Parlement, représentant du peuple), sans pouvoir opposer le peuple à ses représentants, quand bien même les normes juridiques adoptées par le premier offriraient un meilleur niveau de satisfaction au citoyen-justiciable[5].

En Belgique

[modifier | modifier le code]

Jusqu'à la création de la Cour constitutionnelle (dite alors Cour d'arbitrage) en 1983 en vertu de la révision constitutionnelle de 1980, le principe de la loi-écran s'appliquait totalement en Belgique exactement comme il est décrit ci-dessus pour la France, c'est-à-dire que le juge belge se considérait tenu d'appliquer la loi la plus récente s'appliquant à la cause qu'il avait à juger, sans vérifier la constitutionnalité des lois. Quant aux normes inférieures aux lois, elles étaient, et sont toujours, comme en France, soumises à la hiérarchie des normes, c'est-à-dire qu'un article d'arrêté royal contraire à la loi (ou à la Constitution à défaut de loi pertinente), un article d'arrêté ministériel contraire à un arrêté royal ou à une loi, etc., sont nuls et non avenus.

Depuis sa création, la Cour constitutionnelle, organe sui generis n'appartenant à aucun des trois pouvoirs, mais issu à la fois du monde parlementaire et du monde juridique, et dont les membres sont inamovibles, est seule habilitée à vérifier, ou le cas échéant à contester, la constitutionnalité des normes ayant force de loi édictées par le Parlement national et par ceux des diverses entités fédérées et à dire laquelle de ces normes doit s'appliquer lorsqu'elles sont contraires entre elles.

La Cour constitutionnelle peut être saisie de deux manières: soit par recours en annulation déposé dans les six mois de la parution d'une loi (ou d'un texte ayant force de loi pris par une entité fédérée) au Moniteur belge (journal officiel de la Belgique), soit par question préjudicielle d'un juge devant qui la compatibilité d'une loi avec la Constitution est soulevée dans le cadre d'une affaire. Dans ce dernier cas, si la Cour constitutionnelle dit la loi contraire en tout ou en partie, ou interprétée d'une manière plutôt que d'une autre, à la Constitution, le juge, ainsi que tout autre juge ayant à juger la même affaire (en appel, en cassation, etc.) doit se soumettre à l'arrêt de la Cour dans la suite de la procédure. La loi critiquée reste en vigueur mais un nouveau délai de six mois est ouvert au cours duquel un recours en annulation peut être introduit.

On trouvera les détails dans l'article mentionné en tête de cette section.

Références

[modifier | modifier le code]
  1. Une partie de la doctrine considère qu'en la circonstance, il n'y avait pas vraiment lieu d'appliquer la théorie de la loi-écran puisque les traités n'acquièrent leur autorité en droit interne que lorsqu'ils sont ratifiés par une loi : c'est donc la loi de ratification qui conférait au traité une autorité supérieure à celle des lois antérieure, de la même façon que toute loi détient par principe une autorité supérieure à celle des lois antérieures (à l'exception des lois organiques ou constitutionnelles ainsi que des lois ou dispositions législatives d'ordre public, qui prévalent sur les lois ordinaires mêmes postérieure en raison de la théorie française de la hiérarchie des normes).
  2. mweber, « C.E., 01 mars 1968, Syndicat général des fabricants de semoules de France », sur uni-sb.de (consulté le ).
  3. https://archive.wikiwix.com/cache/20110223182404/http://www.conseil-etat.fr/ce/jurispd/index_ac_ld0112.shtml.
  4. Il convient de signaler ici le cas particulier du juge administratif qui, si aucune loi ne s'interpose entre l'acte administratif qu'il contrôle et la Constitution, c'est-à-dire si l'acte contrôlé est directement pris en application de la Constitution, peut alors contrôler sa conformité à la Constitution.
  5. La question posée est alors celle de l'impact de la théorie de la loi-écran sur l'effectivité des libertés et droits fondamentaux, en particulier sur les droits-créances sociaux (libertés et droits fondamentaux de deuxième génération, essentiellement ceux contenus dans le préambule de la Constitution de 1946) ou environnementaux (de troisième génération, essentiellement contenus dans la Charte de l'environnement de 2004). Les normes conventionnelles et constitutionnelles énoncent en effet ces libertés et droits fondamentaux en des termes généraux qui laissent penser qu'elles sont acquises ou devraient l'être sans délai : liberté, égalité, fraternité, droit au travail, au logement, à un environnement sain… Cependant, les lois censées mettre en œuvre ces droits définissent leurs modalités d'application selon des contraintes budgétaires ou des objectifs de philosophie politique qui ne peuvent qu'en limiter la portée : si les libertés et droits fondamentaux était invocables à l'état chimiquement pur de leurs énoncés conventionnels ou constitutionnels, le juge serait constamment saisi d'inévitables manquements et se trouverait constamment en position de contester les allocations de ressources inscrites dans la loi. Ce faisant, il ne cesserait de contrôler la pertinence des choix budgétaires ou philosophiques du législateur, quand bien même il s'en tiendrait aux seules circonstances des litiges portés devant lui (c'est d'ailleurs déjà le reproche qui lui est adressé lorsqu'un représentant du peuple est attrait devant lui à un titre ou un autre). Selon une partie de la doctrine, une telle évolution constituerait une avancée souhaitable dans le développement de l'État de droit, qui verrait le législateur de droit commun davantage soumis au législateur constitutionnel ; selon une autre partie de la doctrine, il s'agirait au contraire d'une régression démocratique et d'une avancée vers un gouvernement des juges. La théorie de la loi-écran permettrait ou imposerait alors au juge français de s'en tenir aux modalités inscrites dans la loi sans pouvoir vérifier si elles satisfont bien à l'énoncé des principes qu'elles sont censées appliquer (énoncé qui se trouve hors de l'atteinte du juge) : la théorie de la loi-écran serait ainsi au cœur du système institutionnel et politique français, puisqu'elle interdirait au juge de contrôler que l'action du législateur satisfait bien aux valeurs inscrites au cœur du système juridique ; le citoyen-justiciable-électeur ne peut le saisir contre le législateur-élu et doit s'en tenir aux consultations électorales, limitées dans le temps et d'un objet trop large pour permettre la mise en avant d'une question précise. Le mécanisme de contrôle de constitutionnalité des lois récemment introduit dans notre droit positif avec les QPC (questions prioritaires de constitutionnalité) est venu répondre à ce débat sans pour autant le clore : en effet, le juge de droit commun ne peut effectuer ce contrôle lui-même et doit le porter devant le juge constitutionnel français, le Conseil constitutionnel, davantage un organe politique qu'un juge en raison de ses modalités de nomination largement critiquées par la doctrine. Cependant, depuis longtemps, le juge s'est autorisé à pratiquer un contrôle prétorien indirect de constitutionnalité, en opérant un contrôle de conventionnalité au regard de normes conventionnelles similaires à des normes constitutionnelles (arrêt Jacques Vabre de la Cour de cassation ; arrêt Nicolo du Conseil d'État) ou en invoquant des principes généraux du droit similaires à des normes constitutionnelles. Pour autant, ces voies détournées restent entravées et le juge administratif ou judiciaire n'a encore jamais donné un effet direct, fût-ce en invoquant des normes conventionnelles ou des principes généraux du droits similaires, aux normes constitutionnelles supposées garantir le droit au travail ou à un environnement sain - par exemple. Faut-il y voir un effet zombie de la théorie de la loi-écran, disparue ou atrophiée mais encore présente dans les esprits ? Il est à noter que dans les pays de common law et en particulier aux États-Unis d'Amérique, le juge de droit commun peut généralement effectuer lui-même un contrôle de constitutionnalité ou de conventionnalité des lois nationales, sous le contrôle de cours suprêmes qui sont de véritables juges (au Royaume-Uni, ce contrôle est d'autant plus facile qu'il n'existe pas de constitution…).